Nope
6.8
Nope

Film de Jordan Peele (2022)

Mon expérience du cinéma de Jordan Peele s’apparente jusqu’ici à une agréable gradation. J’avais apprécié Get Out qui, sans être mon film préféré de l’année 2017, portait en son sein une finesse stylistique qui louvoyait habilement entre horreur à l’ancienne, humour grinçant et commentaire social malicieux. Un potentiel qui m’avait semblé réalisé dans Us sous une forme plus libérée des carcans épais du film à twist, ce qui m’avait rendu ce second effort plus sympathique encore que son prédécesseur. J’attendais donc Nope avec une hype réelle mais plutôt raisonnable. Est-ce le résultat de mes attentes bridées, tels les chevaux qui donnent leurs noms au chapitrage de ce nouveau film ? Ou au contraire, s’agit-il du fait que j’ai tout simplement grandi au contact de la race équine, moi aussi ? Quoi qu’il en soit, j’ai été très impressionné par Nope, qui est en bonne voie pour devenir mon favori de son réalisateur. Peele réussit à nouveau l’exploit de marier différents genres pour en tirer un récit captivant de bout en bout, servi par des personnages presque tous enthousiasmants et sans que des longueurs notables ne fassent leur apparition. Le résultat emprunte autant aux codes du film d’extraterrestres qu’à ceux de la chronique familiale ou des histoires de maisons hantées, même si les frontières stylistiques sont bien moins claires qu’elles ne paraissent de prime abord. Côté interprétation, les comédiens sont quasiment tous au cordeau. Daniel Kaluuya manie comme toujours la retenue taciturne avec beaucoup de charisme et Keke Palmer étincelle dans son rôle de petite sœur casse-pied. J’ai pour ma part une joie toute particulière à retrouver Michael Wincott et son larynx de papier de verre, de même que l’iconique Keith David dans le rôle du père des protagonistes. Certains personnages secondaires sont évidemment plus anecdotiques (Barbie Ferreira s’en tient à deux passages de tête sans aucune conséquence notable) mais l’orfèvrerie de la mise en scène et le soin considérable apporté à l’atmosphère qui s’en dégage permettent aisément de faire l’impasse sur quelques limites somme toute assez mineures.

L’une des belles surprises de Nope réside à mon sens dans son prolongement des qualités de Us, qui achève d’émanciper Peele des rouages twistés qui avaient fait presque tout le sel de Get Out. Même en appréciant ce premier film, il était évident qu’il perdait un peu de son intérêt après plusieurs visionnages, une fois terminé l’inventaire des signes annonciateurs de la révélation finale. Us, malgré une structure similaire, parvenait à conserver davantage de saveur lors du revisionnage, notamment grâce à la tension constante que permettait son incursion dans le genre du home invasion. Avec Nope, on s'éloigne encore un peu plus d'une reprise du flambeau Shyamalanesque, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Point de renversement final ou de grande révélation visant à nous faire récupérer nos maxiliaires sur la moquette, mais un climax halluciné d’une ampleur presque biblique, qui convoque tout autant le western qu’une imagerie Spielbergienne hissée en plein soleil. Car Nope, à l’image de Midsommar, autre récente réussite du genre, déborde de lumière et d’immensité ouverte dans une bonne partie de ses scènes, accentuant encore la paranoïa totale qui s’empare des personnages, isolés dans le ranch familial sous un ciel hanté qui semble vouloir ne faire qu’une bouchée de leurs pauvres petits croupions. Cette esthétique esseulée et poussiéreuse d’une Amérique hors du temps, telle que John Ford avait pu l’icôniser, tranche radicalement avec les ancrages plus modernes qui caractérisaient les deux films précédents de Jordan Peele. En outre, le choix de focaliser l’écriture des personnages autour d’une relation fraternelle apporte une douceur crédible et bienvenue à l’ensemble, qui gagne en efficacité ce qu’il concède en complexité.

Pour le reste, néanmoins, la simplicité n’est jamais qu’une façade. Aussi, quelques questions demeureront en suspens une fois le générique de fin déroulé. Quel est véritablement le fin mot de l’incident Gordy (hors du discours assez intelligible sur le divertissement et la problématique du dressage) ? Le personnage de Steven Yeun cherchait-il à exorciser son traumatisme, ou n'avait-il tout simplement pas tiré les leçons de cet événement ? La notion de territoire est-elle réellement la source du problème ? A moins qu’elle ne soit à chercher dans le rapport entre le dresseur et l’animal ? On pourrait balayer ces zones de flou évidemment délibérées comme une marque de fainéantise, mais ce serait fermer les yeux sur un récit extrêmement riche de sens dans beaucoup d’autres directions. Parallèlement aux références à l’Amérique d’antan, l’engouement pour le passé du cinéma et pour le septième art en tant que machine à raconter des histoires est un sous-texte qui affleure régulièrement et qui, bien qu’il ne soit pas fondamentalement original (ce qui est pardonnable dans le contexte d’une proposition déjà assez singulière), s’avère souvent d’une grande pertinence narrative (l’idée de contrer les pannes électriques avec de l’analogique manœuvré à la main, par exemple). Il faut aussi souligner l’hommage aux techniciens du cinéma (chef opérateur, dresseur d’animaux, cadreur) glissé à travers plusieurs personnages, entérinant ainsi le discours du film sur son propre médium. Bien sûr, toute forme de révérence envers le patrimoine filmé est généralement accueillie avec enthousiasme par les cinéphiles (qui seront à coup sûr sensibles à la représentation du grand spectacle comme aspirateur à masses, littéralement) et pourrait donc relever du brossage de poil un peu facile, si Nope n’était pas également d’une audace saisissante dans la plupart de ses parti-pris esthétiques sur la représentation des ovnis. Il y a dans la vision de son sujet une force d’ambition résolument moderne qui permet à Nope de tirer le meilleur de la lignée dans laquelle il s’inscrit, pour ensuite lui dessiner un futur que nous ferions bien de suivre d’aussi près que possible. Si, comme moi, vous ressentiez le besoin d'obtenir une confirmation du statut désormais unique de Jordan Peele, il se peut qu'elle ait été délivrée avec cet excellent nouveau film. Réjouissons-nous donc en attendant la suite avec toujours plus de curiosité et d'impatience.

OrpheusJay
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le 16 août 2022

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Orpheus Jay

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