Dans les années 60, le catch est un sport et un divertissement qui reçoit les faveurs (et les paris) d’un public braillard et bon enfant, nullement dupe des trucages et des combats spectaculaires auxquels il assiste dans des salles surchauffée, avant que ceux-ci soient diffusés à la télévision. Le premier long-métrage de l’angevin David Perrault prend donc racine dans cette période révolue : la discipline est aujourd’hui considérée en France comme ringarde. Nos héros sont morts ce soir, un titre mystérieux et sibyllin qui colle à merveille à ce rêve éveillé, filmé en noir et blanc, dans des ambiances obscures et des atmosphères délétères, qui bascule peu à peu dans une réalité brutale. Simon et Victor sont deux potes liés par leur métier de catcheur, mais aussi par une histoire plus ancienne et enfouie, quelque chose qui a peut-être à voir avec la guerre d’Algérie à peine terminée. L’un et l’autre se camouflent derrière des masques : blanc pour Simon, incarnant Le Spectre, héros positif et sympathique recevant les faveurs de la foule et noir pour Victor, rebaptisé L’Équarrisseur de Belleville, figure du parfait salaud sur laquelle tombent les invectives et les injures des spectateurs. Garçon fragile et impulsif, Victor supporte mal d’endosser l’uniforme du perdant et d’essuyer combat après combat les quolibets et les affronts. En acceptant d’inverser les rôles, ils mettent en branle une mécanique implacable.

Les aficionados des films noirs des années 50, et plus particulièrement du cinéma de Jean-Pierre Melville, mais aussi les amateurs des climats fantastiques à la Franju, à la limite du réel, dans des décors irréels peuplés de fantômes recouverts de draps blancs , trouveront aisément leurs marques en découvrant cet objet singulier et captivant. Avec leurs faux airs de Gabin et de Ventura, les deux comédiens principaux, Denis Ménochet et Jean-Pierre Martins, à la forte présence physique et à l’allure presque anachronique, contribuent à créer le mirage du film ancien que l’usage du noir et blanc souligne d’évidence. Un milieu essentiellement masculin où gravitent les entraineurs manipulateurs et les hommes d’affaires véreux, entourés de sous-fifres encore plus vicieux et féroces que leurs employeurs. Cependant, David Perrault n’oublie pas d’adjoindre à cette galerie de grandes gueules fracassées deux personnages féminins : Jeanne la serveuse et Anna, la petite amie de Simon, toutes les deux personnifiant, au-delà des qualités propres à leur statut, la culture et l’ouverture vers un autre monde.

Plus qu’un simple polar ou une variation sur le catch, le film prend la dimension plus singulière de la parabole sur la place du héros et du mythe qu’il est censé matérialiser, en débordant parfois le périmètre restreint de l’exercice de son art, comme en témoigne ce catcheur incroyable surnommé « L’Étrangleur juif ». David Perrault nous promène ainsi entre rêve et réalité, érigeant des ponts entre Melville et Franju. Nous partons à sa suite avec un grand bonheur pour cette union réussie entre œuvre métaphysique (les discussions et les réflexions entre les deux potes) et film de pure action. On attend avec impatience le prochain film de ce nouveau venu prometteur.
PatrickBraganti
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le 27 oct. 2013

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