Notre Marcel Proust national le disait, "le seul véritable voyage n’est pas d’aller vers d’autres paysages, mais d’avoir d’autres yeux…" C’est le tour de force de ce documentaire magistral, fracassant – que dis-je ! – IN-COM-PA-RA-BLE, de réussir à nous donner à voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, de propulser des regards inédits sur le monde. À l’heure où l’Afghanistan se révèle être le tombeau des Empires où,
au nom d’une guerre globale contre le terrorisme, Britanniques, Soviétiques, Français et Américains s’y cassèrent les dents, le nouveau documentaire de Gianfranco Rosi ressuscite toute l’humanité sacrifiée du Moyen-Orient, ceux qui vivent au bord de frontières marquant la séparation entre le jour et la nuit, la vie et l’enfer… Comme personne d’autre que lui ne saurait le faire.


Gianfranco Rosi est un homme qu’on ne devrait plus présenter mais allez, on vous le présente…Gianfranco Rosi, de nationalité italienne et américaine (quoique né en Éythrée) est celui dont le film Sacro GRA est devenu le premier documentaire de l’histoire du festival de Venise à remporter l’honorifique Lion d’or, en 2013. Celui à qui Meryl Streep a remis en 2016 l’Ours d’or du Meilleur film pour Fuocoammare, sur la crise migratoire de Lampedusa. Celui encore dont le public a furieusement applaudi la dernière oeuvre, Notturno ici présent, à la Mostra de Venise 2020 – dix minutes d’applaudissement contre huit pour Joker de Todd Philipps… Vous l’aurez compris : Gianfranco Rosi fait partie de ceux qui rappellent que le cinéma a le pouvoir de changer le monde. Et c’est un peu aussi celui qui bat tout le monde. Pas un simple bon élève, mais un artiste, un grand, qui nourrit notre esprit d’images fortes et inoubliables avec peu, très peu, de moyens (on vous laisse découvrir le minimalisme de son équipe technique au générique…).


Si vous pensiez comprendre le Moyen-Orient, et bien… Vous vous trompiez ! Car la région est plus complexe et plus nuancée que n’importe quel profane pourrait l’imaginer. Déjà, des siècles d’histoire sont passés par là. Ensuite, les pratiques culturelles varient selon les religions et les pays. Des priorités contrastées apparaissent le long des failles entre les groupes ethniques. Pour autant, Notturno ne cherche pas à déterminer les causes des conflits ni à démêler les innombrables
questions religieuses et territoriales en jeu, comme l’explique Gianfranco Rosi. "Je n’ai pas essayé de raconter la guerre intestine entre les sunnites et les chiites, ni le rôle de l’Occident, ni le renversement constant des alliances. Je me suis tenu à distance des discriminations qu’appliquent entre eux les Kurdes, Irakiens, sunnites, chiites ou yuzidis. Ils se sentent tous victimes les uns des autres. Ils ont tous leurs raisons. Je me suis tenu à l’écart des zones de front et je n’ai pas suivi l’exode des réfugiés. J’ai plutôt cherché à les rencontrer là où ils tentent de refaire leur vie (…), eux dont la lutte métaphorise ce qui m'émeut absolument le plus : la vie des êtres humains". S’il est ardu de résumer le film par peur de le déflorer, nous dirons simplement que Notturno est une œuvre de lumière, qui montre l’extraordinaire force de vie des habitants des régions filmées. La virtuosité esthétique, limpide et empathique que le cinéaste manie face à la complexité de la grande Histoire nous renvoie au motif universel de la douleur humaine, et de toute la force titanesque qu’il nous faut déployer pour apprendre à cohabiter. Portés par l’urgence pacifique du film, nous tâcherons de ne plus participer à la moindre conversation déconnectée et vaine sur la débâcle en Afghanistan. Après tout, comment pouvions-nous espérer y amener la démocratie en allant y faire la guerre ? Les deux termes sont, par essence, parfaitement antinomiques. C’est tout. Aussi la parole de Notturno est-elle plus essentielle que la nôtre, parce qu’elle ne cherche pas à faire croire qu’elle a tout compris, parce que jamais elle ne supplante celle de celles et ceux qui sont filmés dans toute leur vérité, saisis dans leur humanité.

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le 24 août 2021

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