Lorsque le coup de feu retentit, j'en eus le souffle coupé. Soudainement. Violemment. Le choc n'en fut que plus brutal. C'est comme si je ne l'avais pas vu venir, lui qui était pourtant si prévisible... C'est comme si j'avais tout oublié, tant d'années après, de la piètre qualité du dvd jusqu'à l'infime sentiment de désespoir qui vous envahit lorsque le mot fin apparaît à l'écran.


They Shoot Horses, Don't They? est une œuvre terriblement efficace, âpre et éreintante, dont la réussite tient à peu de chose : la prestation électrique de son interprète principale, la mise en scène pleine d'inspiration d'un Sydney Pollack des grands soirs, et surtout la force de son scénario ! Il n'y a pas à dire, l'exemple de ces marathons de danse, qui ont réellement eu lieu aux States durant la Grande Dépression, constitue un sujet en or pour celui qui veut sonder en profondeur l'état de la société. Cela lui permet de soulever de nombreuses interrogations qui sont toujours cruellement d'actualités (chômage, misère, exploitation mercantile du drame humain). Transformer ainsi cette salle de spectacle en une allégorie de la société US paraît être d'une grande pertinence : on en ressort avec la terrifiante vision d'une Amérique au bord du précipice et qui, pour masquer la présence de ce vide angoissant, ne trouve rien d'autre à faire qu'agiter un bien maigre espoir aux yeux de la population. Quelques milliers de dollars, ça fait un joli pactole c'est vrai, mais le butin paraît bien dérisoire au regard des épreuves endurées : danser, bouger, voire ramper, donner l'illusion d'être encore en vie au bout de plus d'un millier d'heures, alors que le corps et l'esprit ne demandent qu'à lâcher, à tout du supplice inhumain qui ferait passer une traversée des enfers pour une partie de plaisir.


La vision qui en ressort est forte, efficace comme peut l'être son titre, claquant dans notre esprit comme un coup de fouet. Mais cela ne suffit pas à faire un film. Il ne faut surtout pas s’arrêter à cette simple représentation, aussi brillante soit-elle, au risque de rapidement tourner en rond, un peu comme ces danseurs sur la piste. Contrairement à beaucoup face à ce type de situation, Pollack va avoir le bon goût d'éviter la sur-dramatisation. Malgré tout, il a un peu de mal à tenir son histoire sur deux heures, certains passages semblent répétitifs tandis que d'autres (les flashbacks) paraissent inutiles ou mal employés. Mais ce qui m'a le plus gêner, c'est qu'il délaisse un peu facilement certains personnages secondaires pour s'élancer, tête bêche, sur l'autoroute toute tracée qui doit le conduire sans encombre jusqu'à son dénouement final. J'aurais aimé un peu plus d'incertitude, j'aurais souhaité voir les collègues de Jane Fonda exister davantage, tant cette dernière semble occuper toute la place, à l'écran comme sur l'affiche.


Malgré tout, on ne peut rester indifférent devant le tableau qui nous est fait de cet Amérique, où le rêve a laissé place à la misère et où toute idée de solidarité s'est effacée derrière un individualisme sec et froid. Cette Amérique, ici présente, n'est plus qu'un spectacle cruel dont la finalité est d'éliminer les plus faibles afin de célébrer un champion. Comme pour toutes superproductions, le casting est soigneusement étudié : on écarte immédiatement les pires des indigents (les malades, les drogués ou les alcooliques) et on ne retient que les "bons" miséreux, les rejetés de l'armée, la starlette sur le carreau ou la future mère qui voudra gagner pour son bébé. De même, le scénario, écrit à l'avance, comporte son lot de péripéties ainsi que sa dose de suspense. Car le public doit en avoir pour son argent, les spectateurs doivent se réjouir du malheur d'autrui afin de supporter leurs propres conditions !


« They just want to see a little misery out there so they can feel a little better maybe. »


Pour diriger comme il se doit la représentation, on lègue les pleins pouvoirs à un Monsieur Loyal, profondément cynique, qui va attiser les foules à la manière d'un commentateur sportif et qui aura le droit de vie et de mort sur ses "gladiateurs de la pauvreté". Il pourra, en toute impunité, faire et défaire les couples sur la piste, dissimuler les faits encombrants (une robe qui ne fait pas assez misérable, une mort qui ferait tache), ou encore jouer sur le sensationnalisme afin de mieux manipuler un public versatile : la durée du concours est démesurée, on exalte la dramaturgie en multipliant les courses d'endurance, et on n'hésite pas à faire chanter une femme enceinte, au bord de l'épuisement, afin d'avoir sa "séquence émotion" ! À travers ce cirque obscène et pitoyable, se dessine la vision absurde de la méritocratie ricaine qui entretient sa propre misère afin d'offrir un semblant de bonheur, parfaitement illusoire.


Alors bien sûr, on peut reprocher à Pollack l'utilisation d'une allégorie un peu trop appuyée, mais tout de même, son film reste d'une grande efficacité car la dimension humaine est toujours présente à l'esprit du spectateur. L'enjeu est posé dès les premières images, les candidats au concours ne viennent pas pour la gloire mais uniquement pour pouvoir se remplir l'estomac. Mais la seule chose qu'ils vont trouver, c'est un système qui va faire tout son possible pour les briser et les dépecer de leur humanité. Et c'est ce que la mise en scène va rendre compte avec brio : les hommes sont semblables à des animaux privés de la lumière du jour, les teints palissent, les visages deviennent cadavériques, les corps décharnés sont semblables à des loques humaines... l'allusion aux camps de concentration est à peine voilée, les Hommes ne sont plus que des pantins, des objets destinés à distraire cette étrange créature qu'est la foule. Le montage superposant la joie des spectateurs avec la souffrance des participants montre avec éloquence cette société devenue inhumaine à force de vouloir exploiter la misère d'autrui.


Robert et Gloria comprennent bien que le système est plus fort qu'eux et qu'ils n'ont pas d'autre issue que de sortir de la piste. Ils disent peut-être adieu à leur rêve de fortune ou de belle plage ensoleillée, mais ils ont su sauver l'essentiel, à savoir leur dignité. Une notion dont ne se préoccupe guère cette foule beuglante qui les a déjà oubliés : M. Loyal annonce la reprise du show, la nouvelle danse offerte à l'exploitation de la misère humaine.


"Here they are again, folks! These wonderful, wonderful kids! Still struggling! Still hoping! As the clock of fate ticks away, the dance of destiny continues! The marathon goes on, and on, and on!

HOW LONG CAN THEY LAST ? "

Procol-Harum
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le 6 sept. 2023

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Procol Harum

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