Quelle place accorder au divertissement en période de crise ? Dans quelle mesure le spectacle, censé panser les plaies ou offrir des chemins de traverse à la souffrance du réel, peut-il finir par l’exacerber ?


La question est universelle, puisqu’elle remonte au fameux Panem et Circenses de la Rome Antique ; Pollack en donne ici une déclinaison dans l’Amérique de la crise de 29 : soit un marathon de danse, durant lequel le dernier couple à tenir malgré l’épuisement sera déclaré vainqueur.


Le premier point frappant au sujet de cette compétition est de donner à voir l’unilatéralité de la misère : absolument tout est minable : de ce hangar clairsemé au chauffeur de salle, hurlant ses Yowsah d’encouragement comme des éperons, des candidats au public dans lequel, dit-on, certains dénicheurs de talents apparaîtraient de temps à autre. Une femme enceinte, une autre pleine de sa colère contre elle-même, un vieil homme qui n’a plus rien à perdre, une candide aspirante à la gloire : tous ne sont pas naïfs, mais tous sont déjà brisés ; et la crudité des projecteurs ne fera qu’exacerber leurs failles.


A l’extérieur, la mer, qu’on ne verra presque jamais. A l’extérieur, aussi, un futur par anticipations qui laisse présager du pire quant au sort d’un des participants, et revient à intervalle réguliers affirmer l’issue tragique de la compétition.
On achève bien les chevaux est un huis-clos étouffant, gravissant par paliers successifs la déchéance : à l’hostilité des concurrents succède l’affaissement des façades, l’épuisement physique et l’abandon de toute dignité. Alors que sur la piste, le défilé des zombies ne ressemble plus à rien, les coulisses sont le théâtre d’une autre compétition, ou la bassesse et la torture psychologique sont des armes de destruction massives.


Car le raffinement se fait dans la cruauté, la direction cherchant à briser la monotonie d’un show en tout point déprimant : des concours de vitesse alors que les danseurs sont déjà exténués, des repas pris sans qu’on puisse s’arrêter de danser, et une sirène qui vient sans cesse interrompre des pauses qui ne régénèrent pas.
Le sommet de l’ignominie se fait au moyen d’une idée simplissime : danser seul. Alors que les couples se soutiennent d’habitude l’un-l’autre, il n’existe dès lors plus d’appui physique, et le grotesque de ce balancement se mêle au pathétique d’un corps qui lutte pour ne pas s’effondrer.


Le film est long, répétitif, sans concession, malsain : en parfaite adéquation avec son sujet, car s’il parvient à distiller le dégoût, c’est pour mieux nous distancier des spectateurs, venus se délecter, inconsciemment peut-être, une déchéance plus grande que la leur.


Le pessimisme est à ce point radical que la compétition ne connaîtra pas de terme : on achève bien les plus faibles, certes : mais le spectacle doit continuer : le marathon se poursuit, parce que l’ennui sera toujours là, tout comme les aspirants à ce trophée qui ne fait pas le bonheur.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 7 févr. 2017

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Sergent_Pepper

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