Dès la première séquence, on voit Aurora (Joana Santos) au travail comme picker dans un entrepôt en Écosse, en plan suffisamment rapproché pour qu’on comprenne à quoi elle s’active, tout en la laissant dans l’anonymat, puisqu’on la voit essentiellement de dos. C’est une Portugaise, presque 40 ans, brune au physique agréable. En français, picker se traduit par préparatrice de commandes, expression typique et vaguement valorisante pour un métier particulièrement ingrat. En effet, Aurora passe ses journées de travail à arpenter les allées de l’entrepôt avec un charriot sur lequel se trouve une caisse jaune. Elle utilise un lecteur de code-barres qui dispose d’un petit écran sur lequel elle lit des instructions. Elle y découvre l’emplacement de l’étagère où elle doit chercher un produit. Sur cette étagère, elle trouve un code-barres qu’elle scanne (bip), puis elle récupère le produit en question (grande diversité) où elle scanne un nouveau code-barres (bip), elle place le produit dans sa caisse où elle scanne le code-barres (bip) pour enregistrer son action. Dans ce vaste entrepôt, des dizaines de collègues se croisent dans la quasi indifférence, puisque la règle d’or est l’efficacité.
Aurora passe donc ses journées de travail debout, avec ce bip continuel dans ses oreilles. L’entrepôt est organisé de façon à éviter les bousculades à certains endroits, parce que des produits très demandés s’y trouveraient stockés. Bien évidemment, le travail est très mal rémunéré, puisque les employés sont des personnes sans la moindre qualification. Leur rentabilité est valorisée de manière honteuse. Ainsi, Aurora est appelée à un moment par un contremaitre qui lui annonce qu’elle fait partie des employés du mois. Pour récompense, elle a le droit de choisir une barre chocolatée dans un panier (on imagine bien les périmés invendables).
A cause de son petit salaire, Aurora vit en colocation. On réalise qu’elle ne possède vraiment pas grand-chose. Son bien le plus précieux, car utilitaire, est son téléphone portable, sur lequel très probablement elle regarde des séries le soir (mais n’appelle jamais des proches). Son univers se limite donc à ses colocataires et ses collègues. Que ce soit avec les uns ou les autres, ses échanges verbaux se limitent à des banalités, sorte de politesse de façade essentiellement utilitaire. Même avec sa collègue avec qui elle fait du covoiturage, le dialogue s’avère très limité.
De toute façon, vu l’état de ses finances, Aurora rogne constamment sur tout ce qu’elle peut : retarder le moment de payer sa part d’essence, utiliser le shampooing d’un autre dans la colocation, chiper des gâteaux au nez et à la barbe des collègues lors d’une petite cérémonie (obligatoire), grâce à un petit mensonge qui lui permet de les déguster dans son coin plutôt que de se réjouir avec les autres des bons résultats de la société. Par contre, quand un gamin lui jette un bonbon depuis une mezzanine où il se trouve lors d’une visite de groupe, elle l’ignore malgré l’échange de regards. Il lui reste quand même un minimum de fierté !
Bien qu’hésitante, elle accepte une invitation de son nouveau colocataire polonais qui a cuisiné pour pas mal de monde : cela fera toujours un repas d’économisé. On la sent disposée à la tendresse vis-à-vis du Polonais : enfin un moyen d’échapper à ce purgatoire aux relents d’Enfer ?
A vrai dire, malgré son acharnement au travail, Aurora est déjà dans un cycle infernal. Abrutie par le travail et en totale méconnaissance des couches immédiatement supérieure du monde de l’emploi, elle réussit à décrocher un entretien d’embauche (et présente un petit mensonge de plus pour pouvoir s’y présenter) qui va tourner au fiasco. Non pas parce qu’elle ne l’a pas préparé et qu’elle se trouverait tétanisée par les questions qu’on lui pose. En réalité elle n’a strictement rien à dire (au passage, la dernière fois qu’elle a dit qu’elle passait son week-end à des activités ménagères comme la lessive, elle se rappelle parfaitement ce qu’elle a appris peu de temps après à propos de son interlocuteur). Le malaise émerge dès ses questions préalables.
Le film alterne donc les séquences de la pauvre vie d’Aurora avec son activité particulièrement répétitive au travail. Le film montre tout cela d’une façon presque documentaire. Mais il s’agit bien d’une fiction et Joana Santos qui interprète Aurora est une actrice réputée au Portugal, notamment pour des rôles dans des séries. Elle s’est investie dans ce rôle en observant des employées en conditions réelles et surtout, elle ne cherche jamais à trop en faire. Elle fait passer le vide mental de son personnage qui s’isole toujours davantage parce qu’elle a mis le doigt dans un système qui joue de sa vulnérabilité pour l’exploiter jusqu’à l’épuisement et ne se gênera pas pour la jeter quand elle cessera d’être rentable. Ce premier film maîtrisé de la Portugaise Laura Carreira éveille un écho troublant avec Un automne à Great Yarmouth (Marco Martins – 2022) qui montrait des Portugais venus travailler en Grande-Bretagne et exploités honteusement par une autre Portugaise. Comme quoi l’imagination humaine repousse sans cesse les limites quand il s’agit d’exploiter ses semblables. Ici, on n’a droit à un peu de musique que pour clôturer le film et pour souligner le fait que l’action se situe en Écosse.