Immense potentiel, têtu dans ces vices

Chez Nolan est en germe depuis, disons Interstellar ou Dunkerque, un cinéma véritablement nouveau. Sa maitrise combinée de la caméra, du découpage, du mixage sonore, et ses grandes ambitions, ont le potentiel de créer un langage cinématique véritablement nouveau. C'est assez évident dans certaines séquences d'Interstellar un peu, de Dunkerque plutôt, et même aussi parfois dans le très raté et mauvais Tenet.

C'est d'ailleurs ce langage nouveau qui fait de la Bible de Nolan, le 2001 de Kubrick, le plus grand film de tous les temps: avec une économie visuelle, sonore, et structurelle déconcertantes, Kubrick transmet plus avec son langage cinématographique qu'on n'aie jamais pu avec le dialogue, le langage humain. Il arrive à la manière des grands mythes à dépasser le singulier, le particulier, pour atteindre l'archétype et le concept. Mais le concept fait chair: il n'est pas expliqué, ni même vraiment montré (pas d'hallucinations faciles, de plans insérés comme ici). Le concept et l'idée sont transmises comme par magie et avec un clarté incroyable de l'écran à l'audience, sacralisant le cinéma en tant que nouvelle forme de langage. Ce sont là des hauteurs qu'avec sa maitrise du cinéma grandissante on espérait Nolan au moins tenter d'atteindre, en se débarrassant de ses vices, en exploitant ses capacités.

Avec Oppenheimer c'était cela qu'on espérait, car le sujet s'y prêtait grandement. Que le cinéaste puisse communiquer l'immense tragédie d'un homme bon face a sa création infernale, sans le blabla habituel, uniquement grâce à son puissant cinéma. Créer un archétype à la puissance émotionnelle et philosophique telle qu'il élèverait son sujet pour en faire véritablement un "Prométhée Américain", un mythe. Quoi de mieux espérer qu'une bombe atomique comme manifestation, symbole et hantise d'une psychose intérieure? Aujourd'hui Nolan avait enfin le sujet digne de ses ambitions. Force est de dire que ce film est celui qui en approche le plus, alors que Tenet semblait montrer que l'œuvre du cinéaste jamais n'atteindrait les hauteurs promises. L'ouverture du film, traitant justement du Prométhée sur fond d'explosion nucléaire, nous permet le temps d'un instant d'espérer. Elle nous rappelle Koyaanisqatsi, qui parvenait à transmettre tant de choses sans un mot, juste une caméra et un compositeur de génie, et avec tant de puissance. Et ainsi nous nous prenons à espérer encore plus.

Cependant les plus graves erreurs de Nolan, décidemment têtu, se répètent encore et toujours: c'est très bavard, trop didactique, faussement décousu, et assez convenu. Ca parle trop. On comprend pourtant tout assez bien sans tout ces détails superflus, parce que ça sait tout de même bien montrer. Mais quand ça montre, nombre de ces plans insérés d'hallucinations de Physique Nucléaire et de rêves de Physique Quantique soulignent le tout d'une manière assez bancale et maladroite. C'est puissant, les grosses basses sont là, mais il s'agirait de trouver l'équilibre entre puissance et subtilité. Entre l'archétype et la caricature il n'y a qu'un pas, un fil sur lequel Oppenheimer vacille beaucoup dans la première heure. On a droit à de belles séquences, de l'émerveillement, un rythme joliment mené, mais ça ressemble tout de même drôlement à tous ces films scientifiques, où les découvertes se succèdent ainsi qu'un assortiment de grandes phrases toutes vides, d'épiphanies factices. Et puis ça se débanalise dans la seconde heure, et ça commence sérieusement à pencher plutôt du bon côté; seulement enfin dans la troisième heure ça se vautre carrément dans le mauvais.

Cette troisième heure, qui met inutilement des mots sur ce qu'on a bien compris à la fin de la deuxième, sans blabla, durant cette séquence de speech devenue hallucinatoire qui transmet si bien la tourmente du physicien. Certes le recours à l'hallucination est une manière facile et assez racoleuse de montrer sans dire, mais c'est tout de même mieux que de dire. On sait bien que cette mauvaise heure qui s'en suit se veut l'enchainement de Prométhée par les dieux, le martyr, le mythe. Mais elle est si longue et noie le tout dans tant de détails superflus, de personnages inutiles, que quand l'hallucination se reproduit à la fin de l'interrogatoire, c'est par rapport à sa première version un pet mouillé. Rebondissements inutiles: on veut du grand, du sublime, du tragique pardi ! On s'en bat complètement les roubignoles de ces histoires techniques d'accréditation, de basses rivalités. Heureusement les quelques dernières secondes du film, même si la punchline manque de subtilité, sauvent la mise: elle nous rappelle la puissance en germe du film avant qu'il se perde dans ses propres méandres, et nous permet de finir sur une note positive.

Le tout est finalement un ensemble étrange et composite. Le cinéaste est têtu dans ces vices. Oserons-nous parler de cette espèce de manie insupportable de narration non-linéaire, qui fait moins chier ici que dans Dunkerque mais quand même, pourquoi toujours utiliser ce ressort? Ne comprend-t-il qu'il faut adapter sa narration, sa voix, à son sujet? Pourtant la manière est là, l'image, le son, le découpage, puissants et chargés de sens; mais Nolan s'obstine toujours à y superposer nombre de détails et twists inutiles, à faire un biopic de ce qu'il imagine comme un grand mythe. On y est presque et pourtant si loin, de ce film qui sera bon dans son intégralité, ou il n'y aura pas tant à redire.



Petite mention tout de même, en comparaison à Tenet, un grand pas a été fait du côté de la direction des acteurs. Ils sont presque tous excellents, j'ai même trouvé pour la première fois Matt Damon pas insupportable et même bon dans son rôle, et il en va de même pour Kenneth Branagh, qui fait de la bonne figuration; Downey Jr. a plus de substance que d'habitude, dommage qu'il n'aie normalement pas sa place. Cillian Murphy est presque à la hauteur, seulement il persiste à être super stylé, ce qui marche pas toujours très bien.

Gandoulfe
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le 12 sept. 2023

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