Égoïsme acratique ou perversité rationnelle

Le film pose une question psychologique : peut-on vouloir le mal pour le mal ?

La thèse de la perversité psychologique, selon laquelle parmi la pluralité des motivations humaines ultimes se trouve le désir final de faire le mal (envers autrui en particulier ou en général au sens moral), fut adoptée en littérature par le marquis de Sade (Les infortunes de la vertu) et Charles Baudelaire (Les fleurs du mal). Selon ce dernier, c’est la meilleure explication à l’omniprésence de la violence et à l’existence d’actions qui consistent à faire le malheur des autres et le mal sans motif apparent. Dans cette perspective, Alex peut être vu comme purement rationnel : peu importent les risques et le fait que cela puisse nuire à son bonheur à long terme, il agit de manière cohérente par rapport à son désir final de faire le mal. Et il ne ferait qu'assumer et satisfaire ce qui se cache en chacun de nous. « Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant » Baudelaire, Ecrits sur la littérature. Dans De l’essence du rire, Baudelaire soutient que cela se manifeste ordinairement par la volonté de se moquer, de ridiculiser, d’humilier, de se réjouir des faiblesses et du malheur des autres qui est à l’œuvre dans la plupart des formes de rire.

La thèse de l'égoïsme psychologique soutient au contraire que la seule motivation ultime des humains est l'intérêt personnel : tout ce qui motive ultimement nos actions est la satisfaction de notre propre intérêt. On la retrouvait notamment chez La Rochefoucauld et chez Stirner : « Jamais encore une religion n'a pu se passer de promesses payables en ce monde-ci ou dans l'autre (vivre longuement, etc.), car l'homme exige un salaire et ne fait rien gratuitement. […] La religion elle-même est fondée sur notre égoïsme, et elle — l'exploite ; basée sur nos appétits [désirs non conscients], elle étouffe les uns pour satisfaire les autres. [...] La religion me promet le “bien suprême”, pour le gagner, je cesse de prêter l'oreille à mes autres désirs et je ne les assouvis plus. — Tous vos actes, tous vos efforts sont de l'égoïsme inavoué, secret, caché, dissimulé » Max Stirner, L'Unique et sa propriété. L'hédonisme psychologique précise que cet intérêt personnel recherché est le plaisir. Sigmund Freud (Le malaise dans la culture) soutient que nous avons une pulsion innée d'agression mais, adhérant à l'hédonisme psychologique, il considère qu'il ne peut s'agir que d’un désir instrumental en vue du plaisir personnel. Ainsi, en recherchant le mal, Alex ne chercherait qu'à maximiser son plaisir. Puisqu'il éprouve du plaisir sadique ou de la joie malicieuse, cela semble à première vue rationnel. Mais, au moins dans la situation qui est celle de l'état civil, cela ne semble pas un bon calcul puisqu'il existe des lois accompagnées de menaces de sanctions (amendes, de peines d'emprisonnement, etc.) qui font courir le risque de nuire à l'intérêt de quiconque y contrevient. Ainsi, Alex serait un être irrationnel, car motivé par la satisfaction de son intérêt personnel mais agissant à son encontre en nuisant à son plaisir à long terme au profit de plaisirs à court terme. Cela relèverait de l'acrasie, la faiblesse de la volonté qui se manifeste lorsque la motivation du désir final ne se transfère vers les actions qui sont des moyens de le satisfaire. L'individu acratique se caractérise par une incontinence comportementale en agissant de manière déconnectée de ce qu'il veut vraiment.

Alors, Alex est-il un pervers rationnel ou un égoïste acratique ?

Le film pose également une question de justice pénale : qu'est-ce qu'une sanction juste ?

On distingue habituellement quatre théories de la justice pénale. Selon la théorie rétributiviste, une sanction est juste si elle permet de donner au criminel la sanction qu'il mérite. Selon la théorie restaurative, une sanction est juste si elle permet de dédommager la victime en lui faisant retrouver son état antérieur. Selon la théorie réhabilitative, une sanction est juste si elle permet d'améliorer le criminel et de lui faire réintégrer la société sans récidive. Enfin, selon la théorie dissuasive, une sanction est juste si elle permet de réduire le taux de criminalité en dissuadant les potentiels futurs criminels d'agir. A première vue, c'est la théorie réhabilitative qui semble la plus douce et la plus arrangeante pour le criminel. Mais la réhabilitation est-elle toujours, vis-à-vis du criminel lui-même ? Stanley Kubrick nous met ici en garde : celle-ci pourrait se révéler être la plus pernicieuse. Alex subit en effet une thérapie forcée qui supprime en lui toute velléité perverse au profit d'une apathie sévère et change en profondeur sa personnalité.

Stolz
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le 5 janv. 2024

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