Le sociologue Ervin Goffman (1922-1982) pense les interactions sociales à partir de la métaphore de la scène théâtrale sur laquelle des acteurs et actrices jouent des rôles sociaux, c’est-à-dire adaptent leurs comportements, leur langage et leur apparence aux attentes sociales :

« La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale […]. J’examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quels moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Il reprend ainsi l’idée de William Shakespeare qui écrit : « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ».

Rôle social : modèle de conduites considérées comme appropriées, ensemble des comportements socialement attendus d'une personne en fonction de son statut et du contexte social.

George Herbert Mead (1863-1931), dans L'esprit, le soi et la société, explique qu’au cours de la socialisation, chacun intériorise un répertoire de rôles sociaux. L’enfant commence par imiter les rôles sociaux des personnes avec qui il est en contact en jouant au papa, à la maman, à la maîtresse, au docteur, etc. Ensuite, il se rend compte que les autres ne se limitent pas à leur rôle social initial et changent de comportements en fonction des situations.

Chacun accomplit des performances, c’est-à-dire tente plus ou moins consciemment de gérer les impressions qu'il renvoie aux autres, pour garder la face, c’est-à-dire pour satisfaire un désir de reconnaissance. La face est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » Goffman, Les rites d’interaction.

Le film The Truman show (notamment la scène finale) illustre l’idée que toute société est un spectacle permanent où chacun joue des rôles, passant souvent de l’un à l’autre au sein d’une même journée. Ex : professeur, invité chez des amis, client dans un magasin, élève dans un cours de piano, voisin, père, chanteur dans un groupe de rock et enfin époux.

Goffman précise qu’à toute scène correspond une coulisse. Ex : en passant de la salle de réception d’un grand restaurant à la cuisine, le serveur peut enlever son masque de serveur et faire une blague vaseuse à ses collègues. L’acteur peut y « abandonner sa façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. « Lorsque le public est absent, les équipiers en viennent à discuter des problèmes de mise en scène » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne.

Toute coulisse relativement à un public peut être une scène relativement à un autre. Ex : la salle des profs est une coulisse pour le rôle de prof mais une scène pour celui de collègue, la maison une coulisse pour le rôle de prof et de collègue mais une scène pour celui de père et de mari, la chambre une coulisse pour le rôle de père mais une scène pour celui de mari.

La gestion de ces deux régions est importante car certains comportements de coulisse peuvent discréditer la représentation. Ex : si un médecin fume, il doit prendre garde de ne pas être perçu par ses patients. L’intrusion intempestive désigne l’entrée d’un membre du public dans les coulisses de l’interaction, par exemple quand un invité d’une émission de radio oublie qu’il est à l’antenne. Le délateur (traitre, espion) est celui qui a accès aux coulisses et trahit le spectacle au bénéfice du public. A l’inverse, le comparse agit comme s’il était dans le public, mais dans l’intérêt de l'acteur, en soutenant le bon déroulement de la représentation. « Dans les bureaux d’affaires, les cadres qui désirent terminer un entretien avec des clients rapidement mais avec tact, apprennent à leurs secrétaires à venir les interrompre au bon moment et sous un bon prétexte » Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Dans certaines de ses caméras cachées (Le massage, La police de Charleroi), François Damiens brise volontairement la frontière entre les deux pour faire réagir les personnes piégées. Dans The Truman show, cela peut être illustré par la scène de la radio en voiture et celle de l’ascenseur.

Tout au long de sa prestation, l’acteur doit gérer les impressions qu’il renvoie en utilisant une façade pour livrer un flux continu de signes cohérents entre eux. La compétence sociale est une compétence sémiotique, un savoir-faire dans la production, la canalisation, l’interprétation et la gestion des signes, permettant de s'orienter dans les interactions.

Tout individu est discréditable, risque de perdre la face. Cela peut survenir à cause d’une performance non convaincante de l’acteur qui s’écarte de son rôle social en commettant un faux pas (il baille, trébuche, commet un lapsus, est nerveux, parle et agit de manière inappropriée, etc.). Ex : si un professeur se met à crier et à être grossier en classe, alors qu’on attend qu’il exerce son autorité avec calme et respect. C’est ce que fait volontairement François Damiens dans ses caméras cachées (Le magasin de bébé, La gare maritime, L’agence de voyage, Le dentiste). L’incongruité peut aussi provenir des éléments matériels de la situation, lorsque le signe déformant surgit du décor, signe que Goffman appelle alors une alarme. Ex : lors d’une visio-conférence, un chat vient uriner sur le tapis ou la caméra tombe et fait apparaître une pièce mal rangée. Dans les deux cas apparaît un élément « obscène » (qui signifie étymologiquement « en dehors de la scène »).

La mise en danger de la face est souvent source d’embarras ou de honte pour l’acteur et de malaise, de colère ou de rire pour le public.

Les participants d’une interaction s’efforcent généralement de garder la face en satisfaisant les attentes sociales mais également de préserver la face des autres en usant notamment de tact, de savoir-vivre et de diplomatie. Le film Ne dis rien questionne cependant les limites du respect de son rôle social pour garder la face (les invités) ainsi que du respect de la face des autres, tout en faisant ressentir le malaise qui découle du non-respect des rôles sociaux (les hôtes).


The Truman show illustre également l'idée que le cinéma joue un rôle important dans la fabrique des rôles sociaux, notamment des stéréotypes, puisque nos représentations dépendent souvent moins de l'observation d'individus réels que de personnages fictifs, notamment dans le films. Par exemple, compte tenu du peu de temps que l’on passe à fréquenter des médecins ou des juges, il est probable que notre représentation du médecin ou du juge dépende avant tout de la fiction.


Pour prolonger la réflexion autour des jeux de rôle, voir mon commentaire de Persona : https://www.senscritique.com/film/persona/critique/290320578

Stolz
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le 6 janv. 2024

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