Enfin je vois en entier cette cultissime "clockwork orange" et peux la déguster, en cinéphile désormais avertie, à sa juste valeur.
Sorti en 1971, signé du génial Kubrick, "Orange mécanique" n'a rien perdu de son caractère subversif et dérangeant en 2024, ni de la profondeur des thèmes abordés qu'il me semble pouvoir résumer par le titre du célèbre essai de René Gérard, "La violence et le sacré". Il est en effet question des deux dans la folle et cruelle odyssée d'Alex, étrange personnage à la tête de trois malfrats flanqués desquels il commet les pires atrocités.
Ce qui frappe le téléspectateur, c'est d'abord l'esthétique de la pellicule, cette musique classique qui enrobe les scènes barbares et cette façon de chorégraphier les gestes de violence. Il se crée un décalage entre le sifflotement primesautier d'Alex, sa manière de chantonner "Singing in the rain" alors qu'il s'apprête à violer une femme sous les yeux de son mari. Décalage qui a dû inspirer à sa suite : Tarantino n'a-t-il pas largement usé de ce procédé dans "Reservoir dogs" ou "Pulp fiction"? L'absence de toute empathie, le déchaînement sadique de la bande, dont la soif de sang se lit dans le regard fou d'Alex, leur désœuvrement noyé dans une cruauté débridée qui les amuse, marquent fortement la première partie du film.
Le sexe, la pornographie sont également omniprésents, sur les murs, les affiches, dans les objets, les discussions, la dénudation systématique des femmes, l'homosexualité latente et jusqu'à la tenue des 4 voyous, avec ce slip marqué très (peu) seyant. On note aussi le langage particulier employé par le quatuor, lexique propre à eux, qui les singularise toujours un peu plus. Éros et Thanatos, encore et toujours. La femme est exclusivement perçue comme un objet, ce sont d'ailleurs des mannequins féminins aux postures obscènes qui servent de tables et de distributeurs de lait dans le bar. La langue débile employée, la consommation de lait, font signe vers une immaturité d'Alex et ses comparses, le personnage principal étant d'ailleurs appelé à évoluer.
Difficile de s'attacher à Alex, pervers et cinglé, pourtant on ne peut que reconnaître qu'il est un esthète de la violence (ainsi qu'un amateur de Beethoven).. Il n'est qu'à voir sa chambre, ce serpent, les motifs du décors, les Jésus crucifiés et jusqu'aux détails de sa tenue (boutons de manchette sanglants) : rien n'est laissé au hasard. Sa manière de s'exprimer à travers la voix off est également très littéraire et poétique ("Ô bliss...") ce qui achève de donner à ce film sa dimension de beauté.
L'humour (grinçant) ne manque pas également : la scène où Alex affronte, "armé" d'un sexe géant, la femme aux chats, est irrésistible, tout comme cette séquence de triolisme en accéléré sur fond de Neuvième symphonie. Les parents d'Alex, so british avec leur indéfectible tasse de thé, sont également très drôles. Tout m'a enchantée par son originalité et sa modernité, par ce mélange des genres, ce pas de côté permanent de Kubrick qui permet d'alléger la violence.
Suite à son traitement expérimental qui consiste à soigner le mal par le mal, Alex devient autre, et de bourreau passe à victime, les victimes devenant bourreaux à leur tour. Crime et châtiment.
Le monde politique et médiatique est aussi bien étrillé pour sa tendance à instrumentaliser les faits de société, et sa capacité à retourner sa veste quand l'opinion change, à l'image du ministre de l'intérieur.
Bref, une œuvre totale très impressionnante tant par son esthétique que par son propos, que je ne suis pas près d'oublier !