Pacifiction est ce genre de film que j'aimerais voir plus souvent passer au cinéma. Ce genre de film où l'on se laisse transporter dans un univers à la fois étrange et beau, lancinant, qui s'étire sur près de 3h... Et c'est pour ça que Serra fait sans doute partie des cinéastes en activité les plus intéressants, parce qu'il propose quelque chose de véritablement unique, qui divise forcément, mais comme dans tout ses films il suffit de se laisser prendre par ce qui est proposé : ici un sorte de thriller exotico-politique avec un Magimel parfait dans son rôle de dirigeant louche et finalement sympathique, qui entre deux conversations dont les sujets se répètent (ici la reprise des essais nucléaires français en Polynésie) n'hésite pas à se prélasser dans ces magnifiques paysages, à s'offrir des sorties en boîte de nuit ou des virées en jet ski, le tout sous un fond assez angoissant dû à cette menace nucléaire qui pèse sur tout le long-métrage.
Dès le début on ressent quelque chose de louche, impression qui prend de plus en plus d'ampleur à mesure que le film avance : Magimel en plein déjeuner qui parle avec la population locale à l'aide de phrases alambiquées, de tournures qui semblent cacher quelque chose. Et même si on croit que cet homme politique dégage forcément un truc louche – je pense à la scène où il fait boire le touriste portugais ayant apparemment échangé avec l'amiral – et qu'il trempe dans ces magouilles nucléaires dont il est tant question, il n'empêche qu'on finit par se rendre compte qu'il n'y est au contraire pas forcément partisan, qu'il est, comme il le dit lui-même, mis de côté, que quelque chose qui le dépasse largement est en train de s'opérer en catimini. Je crois que cet aspect-là, c'est-à-dire de voir Magimel complètement paumé, nous fait nous identifier à lui en tant que spectateurs qui assistons à quelque chose de suspect qui nous dépasse. Et ce côté de ne pas avoir de réponses aux questions qu'on se pose est très plaisant, parce que tout pourrait être possible, et qu'au même temps tout les autres personnages paraissent franchement très bizarres : je pense au portugais s'étant fait voler ses papiers et censé être en faveur de l'amiral (qui trempe lui bel et bien dans l'affaire nucléaire) qui traîne à un moment avec l'américain censé être anti-nucléaire, observant tout deux Magimel comme s'ils le traquaient, comme deux espions. Le spectateur se retrouve donc en perte totale de repères, à se demander qui est qui, qui veut quoi, et surtout, ou tout cela aboutira. Il y a même des personnages quasi muets, qui accompagnent en toile de fond le récit et dont on ne saura jamais rien (Sergi Lopez en blouson doré, ou bien le gros moustachu et sa chemise à fleur, qui sont-ils ? Des espions aussi ?). À ce propos, j'avais justement lu que le cinéaste offre une liberté totale à ses acteurs, en leur donnant parfois très peu d'indications, et ça se ressent.
Pendant le déroulement de toute cette "trame" étrange, on sent tout de même que Serra se fait plaisir, et il y a certains moments où il suit totalement son délire, je pense à ce moment avec la danse étrange dans la boîte de nuit aux reflets violets, ou bien au moment de la reproduction du combat de coq. La dernière partie du film se passe même uniquement de nuit, ce qui esthétiquement est parfait, et justement, la photo du film colle à cette ambiance : plastiquement, Pacifiction est donc aussi très réussi, et on ressent la pluie, le vent, le bruissement des feuillages exotiques, qui s'accordent en une symphonie étrange, dissonante, angoissante.
Comme je le disais, les films comme ça, qui prennent leur temps (c'est le cas de le dire), où il suffit de se laisser porter pour entrer dans une sorte de transe, sont rares, je pense à Weerasethakul dont les films me procurent le même genre de sensation (il n'y a qu'à voir son dernier en date). On ressort de la salle comme engourdi, plongé dans un cocon d'étrange, encore mal réveillés d'une expérience lancinante, d'un rêve psychédélique : c'est en ce sens que pour moi, Pacifiction est sans doute le film le plus audacieux et singulier de l'année.