Pandemonium
7.7
Pandemonium

Film de Toshio Matsumoto (1971)

C'était il y a quelques années de ça quand je m'aventurais dans la Nouvelle Vague japonaise que je venais juste de découvrir. Sans en attendre quoi que ce soit, j'avais obtenu Pandemonium que j'avais regardé un soir. A la fin, je fus dans l'incapacité de prononcer un mot. J'étais là en mode "C'est quoi ce que je viens de voir ?". Sans la moindre hésitation, je sacralisais cette pellicule trop méconnue même dans le milieu cinéphile que je plaçais juste derrière Orange Mécanique, toujours mon film number one. Toutefois, cela faisait un moment que je cogitais sur cette première place du podium. J'en venais à douter de la légitimité de Kubrick pour y trôner fièrement quand il y avait en face Pandemonium qui m'avait autrement plus frappé que ça. Ne l'ayant vu qu'une fois, je me suis jeté à nouveau dedans. Le constat final, et je n'exagère pas, est que mon second visionnage parvenait à dépasser tous les souvenirs pourtant nombreux que j'en avais conservé. Il n'y avait plus de doute possible : Orange Mécanique fut relégué à la seconde place. Quoi de mieux que d'en faire une critique.


Pandemonium, aussi appelé Demons ou encore Shura pourrait sans le moindre doute se hisser comme l'oeuvre la plus dérangée et dérangeante de la Nouvelle Vague japonaise voire même bien plus. Et pour ça rien de tel que de démarrer avec le seul plan couleurs filmant un soleil couchant. Cela ne signifie qu'une chose. Nous sommes prêt à plonger en plein cauchemar éveillé, au coeur de la folie humaine, la vraie, celle qui engendre le chaos derrière elle. Vous pensiez que le chanbara était un genre vertueux mettant en avant de valeureux samouraïs ? Alors j'ai le regret de vous dire qu'il n'y aura rien de tout ça. Ici tout a lieu dans la nuit noire où les rues sont plongées dans un silence pesant. Autant dire que Matsumoto a le chic pour nous mettre à l'aise, parvenant même chez les plus sensibles à réveiller cette peur auparavant dissoute de l'obscurité. Oubliez toute forme de luminosité, même à l'intérieur. Elle est tamisée dans le meilleur des cas. Les premières minutes s'arrangeront vite pour en calmer plus d'un.


Bref Gengobe n'est pas un samouraï digne. C'est un paria, un lâche, un homme déshonoré vivant incognito chez une geisha avec qui il forme un étrange couple. Je le dis mais vous vous en doutiez déjà, l'histoire d'amour (si tant est qu'on peut l'appeler ainsi) ne durera pas et dans tous les cas, elle est toute sauf propice à stimuler nos sens. Gengobe persuadé de la liaison solide entre lui et Koman ne se doute pas de la machination qui se trame pour lui extorquer une importante somme d'argent qui lui permettrait de retrouver son honneur. Lui qui n'était plus attaché à la vie que par cette Koman vient de perdre la dernière chose qui lui restait. "Méfiez vous d'un homme qui n'a plus rien à perdre" est la phrase qui pourrait convenir au mieux à la suite des événements. Honni, écrasé par la honte et la rancune, Gengobe va peu à peu basculer dans une folie meurtrière déclenchant derrière lui un massacre qui entraînera son ami comme ses ennemis dans les géhennes.


Il est difficile d'aimer Pandemonium en tant que tel et je conçois même qu'il faut être un peu malade pour encenser à ce point un long-métrage qui malmène bien comme il faut le spectateur. Il n'y a rien de bon et de sain qui s'en dégage. Les personnages sont sales, hypocrites et sans aucun amour propre. Même Gengobe que l'on prendra en pitié au début finit par surpasser dans l'horreur ses ennemis, perdant progressivement son humanité pour épouser le démon, à l'instar de Koman et son mari. Pandemonium est le plus bel exemple d'illustration de la vengeance personnelle et de la descente aux enfers d'un être que j'ai pu voir à ce jour dans le cinéma. L'enfer est justement le marionnettiste de l'histoire. Preuve en est par les ténèbres des décors, la froideur extrême mais aussi les trois titres du film : Pandemonium est la capitale des enfers, les démons sont les créatures qui le peuplent et Shura renvoie à la sphère de la jalousie et de la haine. C'est l'une des six voies de purification de l'Enfer bouddhiste. En cherchant à exhumer ses démons internes, il va semer la mort dans son sillage pour devenir lui-même un démon voire même le fils du Diable.


Il est vrai, le chanbara n'a jamais été un genre qui se soit vraiment démarqué par sa violence graphique. Et puis Pandemonium est arrivé pour remettre les pendules à l'heure au point de revendiquer le titre de chanbara le plus violent sorti à ce jour. Ce n'est pas tant la thématique de la vengeance qui en soit le pourquoi mais bien tout le traitement démoniaque derrière. La violence graphique est exacerbée, avec des ralentis renvoyant parfois à Sam Peckinpah. Le sang fuse, gicle, s'éparpille sur les murs, alors que les visages se figent dans des expressions de rage et de douleur. Les meurtres sont davantage bestiaux, n'épargnant ni les femmes et les enfants (soit les personnes intouchables pour tout samouraï). Dans cette haine pure, malgré les 50 ans du long-métrage, certaines scènes restent assez hard moralement. Psychologiquement, ce n'est pas mieux puisque là aussi Matsumoto va aller très loin, jusqu'à s'acoquiner avec l'épouvante. Le malaise est palpable et pourtant cette plongée progressive dans la terreur nous tétanise autant qu'elle nous fascine.


Malgré son jusqu'au-boutisme rare, il n'y a jamais surenchère. Tout nous semble étrangement crédible, ce qui en est d'autant plus perturbant. Pas plus que l'ambiance glaciale, ténébreuse et fantasmatique qui flotte n'induise de fracture. Bien au contraire, sans elle, jamais nous n'aurions eu droit à cette onde de choc. Et si vous pensiez que l'obscurité paroxystique allait impacter sur la beauté de l'image, pas d'inquiétude car le cinéaste se débrouille avec les honneurs. Les expérimentations de mise en scène, la matérialisation onirique des envies profondes du héros apportent une originalité supplémentaire au film. Tout juste certains accuseront une absence de bande son mais était-ce vraiment nécessaire ? En ce qui me concerne non !


Bref, la messe est dite sur ce que je pense de ce chef-d'oeuvre torturé, d'une noirceur terrible oscillant entre le drame existentiel, le thriller et l'horreur. Tous les paramètres ont été maîtrisés à la perfection que cela soit le psychologique, l'ambiance ou la violence inhabituelle, entre autres. Pandemonium est un modèle du genre et ce n'est pas un hasard si les (trop) rares personnes qui l'ont vu ont été marquées durablement par cette folie sur pellicule. Sans aucun doute, l'un des scénarios les plus noirs et maîtrisés qu'il m'ait été donné de voir.

MisterLynch
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le 13 sept. 2021

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