Ulrich Seidl a ses sujets de prédilection et aime à s’y atteler, souvent sous forme de documentaires. Il s’agit presque exclusivement d’une quête de bonheur associée au déclin éthique et moral des auteurs, ou plutôt victimes, de cette quête : traite des corps, déshumanisation, culte de l’apparence, marchandisation, pulsions animales.

C’est ce passé de documentariste qui explique probablement en partie le réalisme cru choisi pour tourner Paradis : Amour. Sur ces lieux de tournage conformes à l’histoire (Autriche, puis Kenya), l’actrice interagit sous forme de dialogues improvisés, sans scénario ou presque, avec de jeunes acteurs kenyans n’ayant jamais joué auparavant, dans l’ambiance feutrée des petits bars nocturnes, des villages locaux, des plages ensoleillées, rythmé de musiques locales. L’absence de bande originale et une caméra à l’épaule suivant l’héroïne, parfois comme on suit un personnage de Role Playing Game, renforcent l’aspect intimiste et le sentiment de vivre cette expérience aux côtés de Teresa.

Nombreuses ont été les critiques négatives à l’encontre du film juste après sa projection au Festival de Cannes, et ses auteurs se complaisent parfois dans une puérilité achevée, jugeant désagréables l’apparence de l’actrice principale ou les scènes de nu auxquelles elle se prête. Ces personnes auraient probablement préféré le romantisme sirupeux de Vers le sud de Cantet, certes moins cynique, mais quasi inintéressant dans son traité du sujet.

Teresa, mère célibataire, est donc à la recherche du bonheur. Son âge et son apparence la complexent. Ici, au Kenya, elle laisse peu à peu tomber les barrières, embarquée dans l’illusion qu’elle peut être acceptée telle qu’elle est. Telle une ironique litanie, les mots hakuna matata sont répétés, presque assénés, tout au long de son aventure, telle une règle de vie : “pas de souci”. On veut croire et faire croire que rien n’a de conséquences ici.

Audacieux, Seidl maltraite ses héros dans une tranche de vie sertie d’humour noir. Il met en scène une arrogance toute occidentale, quasi-colonialiste, vis-à-vis d’un pays considéré comme économiquement et intellectuellement inférieur. La barrière de la langue devient prétexte à discussions condescendantes de la part des Sugar Mamas, et à mépris de la part de la population locale. Une barrière, celle-ci physique, est érigée entre les palmiers sous lesquels ces grasses européennes se prélassent, et la plage kényane, où attendent des dizaines de beach boys, tel un étalage marchand parmi lequel l’on fait son choix.

Cette frontière, arpentée jour et nuit par un soldat, comme un mur infranchissable, sera traversée par Teresa. Avec les conséquences qui s’ensuivent.

Entre les deux communautés, c’est un jeu vicieux à qui réifiera le plus l’autre. “I am not an animal”, tente Teresa, presque comme une supplique, faisant écho à Charlotte Rampling qui qualifiait Haïti de “parc à bestiaux” ou encore ce vieil Haïtien de Vers le sud : “pour mon grand-père, le blanc était un animal”. En groupe, les unes se comporteront en hyènes, jouant avec leur proie pour ensuite la délaisser, congratulant les autres sur leurs cuisses fermes et dentitions parfaites (sommes-nous au marché des esclaves ?), tandis que seule, la femme blanche se fait approcher tel un appât jeté aux crocodiles. C’est à celui qui parviendra à la saisir en premier.

Paradis : Amour ne se complaît pourtant pas dans le voyeurisme. On y verrait presque une tentative de romantisme, mais n’y a pas de place pour la romance au sein du tourisme sexuel ; il n’y a de place que pour l’argent. Teresa, piégée par son illusion que l’amour peut être appris au même titre que la langue, refuse aveuglément la vérité. A l’irrévérence des unes, ne fait miroir que l’indifférence des autres. Un paradis vénéneux pour princesses déchues.
Filmosaure
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le 20 janv. 2013

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