Bong Joon-ho est un équilibriste. Le personnage de M. Park le répète assez : il ne faut pas franchir la ligne. Cette ligne, le réalisateur joue avec, monte dessus et nous offre un numéro de très haute voltige.


Mais pas un numéro de fil tendu, plutôt un spectacle de puces savantes. Car cette ligne sur laquelle Bong Joon-ho circule est invisible, tangente, mouvante. A tel point qu’on ne sait jamais où son prochain pas va le, et nous, mener.


Comme avec Memories of murders, Bong Joon-ho joue avec les genres cinématographiques et passe de l’un à l’autre avec une facilité déconcertante. Pour le réalisateur, Parasite consiste en « une comédie sans clowns, une tragédie sans méchants » (Allociné). « Je me suis toujours considéré comme un réalisateur de films de genre. C’est pour moi la meilleure façon d’aborder des sujets sérieux que de jongler avec les codes de ce type de cinéma » (20 minutes).


La frontière invisible que décrit Bong Joon-ho, c’est surtout celle entre les individus, entre les classes. « Dans la société capitaliste d’aujourd’hui, il existe des rangs et des castes qui sont invisibles à l’œil nu. Nous les tenons éloignés de notre regard en considérant les hiérarchies de classes comme des vestiges du passé, alors qu’il y a encore aujourd’hui des frontières infranchissables entre les classes sociales. Je pense que ce film décrit ce qui arrive lorsque deux classes se frôlent dans cette société de plus en plus polarisée. » (Allociné)


Pour Bong Joon-ho, il n’est pas tant question de lutte ou de combat, mais de savoir comment cohabitent ces deux mondes, séparés par une ligne aux expressions aussi diverses que la culture, le goût, les relations... « La lutte des classes, la cohabitation entre les riches et les pauvres est un problème universel dans le monde actuel. Qu’on le veuille ou non, nous sommes obligés de coexister, et le film parle des difficultés qui en résultent. » (Le Monde)


Et pour cela, le réalisateur coréen invoque la figure du parasite.



Organisme animal ou végétal qui, pendant une partie ou la totalité de son existence, se nourrit de substances produites par un autre être vivant sur lequel ou dans les tissus duquel il vit, lui causant un dommage. (Définition du CNRTL)



Il est d’ailleurs intéressant de constater que Bong Joon-ho parle dans ce film de parasite et non pas d’une relation symbiotique. « Here are people who hope to live with others in a co-existent or symbiotic relationship, but that doesn’t work out, so they are pushed into a parasitic relationship. I think of it as a tragicomedy that depicts the humor, horror and sadness that arise when you want to live a prosperous life together, but then you run up against the reality of just how difficult that can be » (High on films)


Cette nuance est d’autant frappante que dans Snowpiercer, Bong Joon-ho aborde de manière plus frontale la lutte des classes. Mais dans ce cas-là, la relation est finalement symbiotique.


C’est dans cette désignation de la famille de Ki-taek comme parasite que réside toute la violence du propos. La naïveté des Park fait rentrer dans leur territoire ces « parasites », mais à aucun moment, ils ne franchissent leur ligne « sociale ». A l’inverse, Ki-taek et sa famille doivent se transformer en quelqu’un d’autre. « Au milieu d’un tel monde, qui pourrait pointer du doigt une famille qui lutte pour sa survie en les affublant du nom de parasites ? Ils n’étaient pas des parasites au départ. Ils sont nos voisins, nos amis et collègues, qui ont été poussés vers le précipice. » (Allociné)


Les lignes et les frontières sont floues. Mais le film prend son ampleur dans la nature quasiment biologique de la différence de classe. Si Ki-woo arrive si facilement à entrer chez les Park, c’est grâce au désir physique de Da-hye, la fille de M. Park.


Et ce sera l’odeur, qui fera basculer cette relation. « Pour sentir l’odeur de quelqu’un, il faut être très près de lui ce qui implique une certaine intimité. Les pauvres et les riches ne sont proches que quand les premiers sont au service des seconds. Je trouvais cette notion aussi choquante que juste pour signifier les relations entre les différentes couches sociales. » (20 minutes) Cette notion du « Bruit et de l’odeur » provoque quelques souvenirs chez le spectateur français.


La frontière entre les classes sur laquelle marche le réalisateur est finalement la zone de friction, celle où les étincelles se forment.


Et au-delà des lignes sociales, Bong Joon-ho parle aussi des frontières que l’on se crée. Elle s’illustre avec la découverte d’une autre famille « parasite ». Elle-même enterrée, tandis que Ki-taek et sa famille vivent aussi en sous-sol (la géographie du film a une importance capitale, comme dans Snowpiercer). Cette situation n’est pas sans rappeler quelques préceptes de Marx : « La condition essentielle d'existence et de suprématie pour la classe bourgeoise est l'accumulation de la richesse dans des mains privées, la formation et l'accroissement du capital ; la condition du capital est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. » (Manifeste du Parti communiste).


Mais cette concurrence part aussi du principe que la nature a horreur du vide. Quand l’ami de Ki-woo lui confie la charge d’enseigner l’anglais à Da-hye, il ne veut pas perdre sa place, par amour croit-on. Sauf que Ki-woo prononce finalement les mêmes mots que son ami pour désigner cet amour intéressé. Au final, la nature des Park n’est-elle pas d’attirer les « parasites » ?


Là réside toute la force du réalisateur. La nuance et le doute. Car au-delà de la violence ou de la farce grotesque, Bong Joon-ho aborde cette bonne vieille lutte des classes avec subtilité. Il balaie cette frontière grossière entre le bien et le mal que peut instituer le manichéisme.


A l’image d’Okja, la conclusion de Parasite est d’un aussi glaçant réalisme. Pour résoudre le problème, il est nécessaire d’utiliser, voire de devenir, son ennemi.


Pour Mija, il s’agit d’acheter son « cochon ». Pour Ki-woo, il est nécessaire de devenir riche, de devenir le parasité. Mais là encore, Bong Joon-ho pose une nouvelle frontière. Car si Okja prend la forme d’une fable, Parasite rappelle qu’il existe une frontière ténue entre le rêve et la réalité.

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le 9 août 2019

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