Paris est à nous réussit à saisir le mal-être adolescent dans un Paris contemporain comme peuplé de masses spectrales, et le désarroi intérieur de l’héroïne trouve une résonance parfaite dans l’état d’alerte permanent qui scande de nos jours l’existence de la capitale française (et des grandes villes). Les déambulations d’Anna flottent entre présence et absence, réalité et virtualité : les temporalités s’enlacent et se télescopent pour aboutir à un vaste tissu complexe fait d’une pluralité de fils entremêlés, incarnation des incertitudes avec lesquelles la jeune femme organise son quotidien. Anna est avant toute chose un corps projeté dans l’univers, et cette projection lui fait perdre pied : nous la suivons pratiquer un marathon, se livrer au footing le soir, arpenter les boulevards noircis par les foules furieuses ou traversés par les forces de sécurité. Son ciel est balayé par d’incessants allers-retours d’avions, il porte à la fois les perspectives d’une évasion et le poids d’un mystère trop grand.
La démarche artistique d’Elisabeth Vogler se rapproche du cinéma expérimental de Terrence Malick, en ce sens où la caméra épouse le mouvement des personnages qu’elle scrute sous tous les angles, au point de souvent les devancer, les compenser, les contempler depuis une focalisation familièrement inaccessible. Or, là où la voix off de Malick aime à psalmodier des pensées fugitives en rapport avec la Création et la foi chrétienne, celle de Vogler prend le risque d’une candeur teintée de mélancolie douloureuse : c’est la voix d’une jeune femme qui découvre l’existence et se désillusionne peu à peu, tandis qu’elle paraît se raccorder à un pan entier de sa personnalité.
La marche dans Paris devient pour Anna l’occasion d’un dépliage de son histoire, à l’instar d’une cocotte en papier que l’on explorerait en découvrant ses faces cachées. Des néons au tableau de bord d’un cockpit, d’un néoréalisme aux pérégrinations fantasmatiques, Paris est à nous part de l’isolement des individus dans nos sociétés contemporaines pour mieux proclamer haut et fort la nécessité de construire une relation humaine, de bâtir sur les ruines du désespoir ce qu’il faut de vie et d’amour pour restaurer la lumière au cœur des ténèbres. Elisabeth Vogler lance un cri de révolte doublé d’une foi sincère en l’homme qui prend aux tripes et envoûte pendant sa petite heure et demie.