Œuvre visuelle, œuvre musicale, œuvre hommage, œuvre parodique, œuvre critique, œuvre référencée,...
Phantom of the Paradise, c’est une obsession. L’obsession d’un cinéphile pour la référence. L’obsession d’un spectateur pour l’œuvre. L’obsession de la perfection et de l’immortalité. L’obsession d’un monde baroque sans morale, sans principe, sans foi ni loi ; et l’obsession pour la folie des gens de ce monde, et de ceux qui cherchent à l’atteindre.
Phantom of the Paradise, c’est l’histoire de Swan. “Il n’a pas d’autre nom. Son passé est mystère, son œuvre déjà une légende. Il a introduit le blues en Angleterre et Liverpool en Amérique. Il a réconcilié le folk et le rock. A présent il cherche la musique interplanétaire qui inaugurera son Xanadu, son Disneyland, le Paradise, le suprême palais du rock. Ce film est l’histoire de cette quête, de cette musique, de l’homme qui les créa, de la fille qui les chanta, du monstre qui les vola”. C’est en tout cas ce que la voix de Rod Serling (The Twilight Zone) nous dit dans le prologue du film. Un oiseau mort sur le dos tourne lentement au milieu du fond rouge et le spectateur se laisse hypnotiser par le zoom arrière qui lui annonce qu’il entre dans une autre dimension, une sorte d’enfer sur terre où le vrai n’a pas sa place: l’industrie musicale.
Oui, ce film raconte l'histoire de Swan. Swan, c’est donc ce chef d’orchestre machiavélique, ce grand manitou de la musique, le grand marionnettiste et le voleur d’âme. Il est là maître du temps, maître de l’espace, maître de vies. Il joue avec tous ces éléments. Avec le temps tout d’abord. Il a signé un pacte avec le diable qui le rend immortel et décide des modes et des goûts de chacun quelle que soit l’époque dans lequel il est. Il installe le rock de boys band en tant que standard de la musique, avant de le remplacer d’un claquement de doigts par du métal. Le temps ne compte pas pour Swan. Il est aussi maître de l’espace. Tout dans le film semble le représenter dans cette volonté de perfection constante (la couleur rouge du Paradise ; le cercle, figure parfaite, qui apparaît comme son symbole). Il est omniprésent dans la scène, contrôle notre propre point de vue, et la caméra est comme absorbée par lui. Qu’il soit sur son balcon, dans sa salle d’enregistrement, dans sa salle d’orgie (à l’ombre des jeunes filles en fleurs) ou même en dehors de la scène, on sent sa présence. Et il joue enfin avec la vie. On l’a déjà vu avec la sienne, mais il joue surtout avec la vie des autres. Les membres de son groupe fétiche, les Juicy Fruits, sont comme des pantins qui passent de groupes en groupes au fur et à mesure de l'avancée des modes musicales lancées par Swan. Ils ont perdu leur identité, leur âme, Swan les a pris. Il s’approprie tout ce qui pourrait être mieux que ce qu’il a lui. Il vole la vie des artistes qui chantent pour lui.
Alors on voit que ce film raconte une deuxième histoire. Celle de l’homme qui créa cette musique : Winslow. Il est cet artiste idéaliste, naïf, pur, qui écrit ses chansons pour lui et pour la beauté, et non pas pour le profit. Il est dans une recherche de reconnaissance continuelle. Swan veut faire de sa musique celle qui ouvrira son Paradise. Mais avant cela il veut en SA chose, lui ôter sa nature, son originalité afin qu’elle devienne le produit de consommation ultime pour la foule. La musique n’est plus une œuvre, mais un produit d’industrie. En se rendant compte de la monstruosité de ce milieu, Winslow se débat, fuit, court après ses notes qu’il a laissées aux mains du diable en personne. Il s’était enfermé dans son art comme une fixation, mais le libérer l’a condamné. Alors Swan trouve en lui un nouveau pantin. Il lui prend son visage, sa musique, son sang, et ce qu’il a de plus précieux: sa voix. Entouré de machines clignotantes, séquestré dans une forme de maison close, englouti par ce qui l’environne, Winslow écrit sa cantate, caché derrière son masque. Il noircit des pages et des pages. Swan fait tout pour le garder en vie. Il le shoote aux pilules, lui donne l’illusion qu’il a encore sa voix. En effet, l’immonde grésillement qui sort de la bouche de Winslow est transformé grâce à une foule d’effets, en une voix pure et cristalline, mais trop pure et cristalline pour être réelle. On se rend compte d’ailleurs que ce n’est autre que la voix de Swan qui apparaît, plus celle de Winslow. Le producteur est allé jusque-là. Alors ce dernier prend une apparence très ambiguë, mi-parasite, mi-accoucheur, mais jamais créateur. Mais d’ailleurs, Winslow Leach n’est déjà plus. Il n’est plus que le Phantom. Il est une anomalie dans ce monde, une “erreur” pour Swan. Il lui a fallu la corriger. Mais Winslow reste tout de même l’anti-Swan (ne serait-ce dans les couleurs très “premier degré” où le rouge du diable, de l’enfer et de la folie s’oppose au noir austère du désespoir). Ils se reflètent l’un l’autre et la vie de l’un dépend de celle de l’autre. L’un monstrueux à l’extérieur, l’autre à l’intérieur. Seule la violence peut alors combattre ce système. Alors le Phantom terrorise, et il fait tout pour que le Paradise ne soit pas, et pour que Swan et son système ne soient plus.
Mais avant cela, il faut lire la troisième histoire. Celle de Phoenix, la fille qui chanta cette musique. Comme Winslow, elle n’est pas un produit. C’est une artiste. She’s not a screamer, she’s a singer. Mais elle est trop parfaite. Comme Winslow, Swan veut en faire sa chose et prendre sa vie, car il ne supporte pas la perfection des autres. Mais elle est trop aimée. Winslow l’aime, le Phantom aussi. Et rien ne va plus le déchirer que de la voir, sous cette cloche de verre, embrasser le mal. Alors il va la sauver. Mais elle est trop inaccessible. Elle semble face à lui trop grande, trop parfaite, trop imposante. Ils sont incompatibles. Mais malgré cela il écrit pour elle, il pleure pour elle, il crie pour elle. Et finalement il se tue pour elle. Trop naïve, elle ne comprend ni le mal de Swan, ni la bonté du Phantom. Elle est dépassée par le système mais ne s’en rend pas compte, ce qui fait sa force et sa faiblesse. C’est un ange entouré d’enfer. Le peu de poésie dans ce monde de brutes insensibles. Alors il faut la protéger. Si Winslow a perdu son innocence, sa pureté, sa voix, Phoenix ne doit pas arriver jusque-là, et le Phantom est là pour empêcher cela. Alors détruit-il le Paradise pour sauver son œuvre, ou pour sauver son aimée ? N’y a-t-il pas une forme de lucidité quant au milieu absolument corrompu que l’on ne peut plus sauver ?


Mais Phantom of the Paradise, ce n’est pas qu’une histoire, c’est l’œuvre d’un artiste amateur de littérature, de musique et de cinéma. La moitié des plans du film intègre une ou plusieurs références artistiques ou populaires. Des références littéraires tout d’abord. Si la référence à Proust n’a jamais été vérifiée, j’ai envie de croire qu’elle existe et qu’elle est volontaire. Puis il y a bien sûr le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux, mais aussi Le Portrait de Dorian Gray de Wilde, ou encore le mythe de Faust. Chacune de ces références explique l’intrigue, la soutient ; celle de Wilde la beauté éternelle de Swan, et le mythe allemand le pacte avec le diable. Mais ces deux œuvres permettent aussi d’introduire un thème qui semble cher à de Palma, celui du double, ici Swan et le Phantom. Et puis il y a les références cinématographiques, celles d’un grand cinéphile. On y retrouve Psychose, Dracula, Fenêtres sur cour, Les chaussons rouges, La Soif du Mal d’Orson Welles, Frankenstein, et beaucoup d’autres. Et enfin des références musicales. Ceci va me permettre de parler de la bande originale du film qui est à ce jour mon album préféré de tous les temps.
Fabuleuse, inoubliable, cette bande originale, signée par Paul Williams, raconte le film, le rythme, le commente. Les partitions se mêlent à l’intrigue, à l’image, à la mise en scène toujours de manière juste et fluide. Musiques très diverses, paroles satiriques, cette bande originale survole l’histoire du rock tout en portant le message du film. On commence avec du rock rétro (il me semble que le terme est rockabilly mais je ne veux pas trop me mouiller ici) avec Goodbye, Eddie, Goodbye qui raconte l’histoire d’un homme qui veut devenir une star pour sauver sa petite sœur. Il devient une star et s’effondre. Une chanson qui annonce le film, qui l’introduit en mettant sur la table la critique de l’industrie musicale. Puis il y a Faust, qui raconte plus l’histoire de Winslow que le mythe allemand. Celui qui cherche l’amour qui chantera sa chanson et mourra pour lui. On peut la rapprocher avec Phantom’s Theme (Beauty and the Beast) qui reprend comme son nom l’indique le thème de la belle et la bête, et de la bête qui écrit pour la belle sans pouvoir y accéder. Il y a deux version de Faust, la seconde chantée par Paul Williams comme pour montrer que Swan a bien volé la voix de Winslow et ce pour de bon. Puis le compositeur brasse les styles musicaux en passant par une parodie des Beach Boys (Upholstery), une ballade sensuelle et romantique (Old Souls chantée par la fascinante Jessica Harper, ou la plus remuante Special to Me), ou encore le Heavy Metal grotesque (Life At Last, Somebody Super Like You). Et cette B-O aussi brillante que monstrueuse s’achève par la géniale The Hell of it où un piano obstiné se bat avec la guitare électrique qui semble vouloir l’engloutir (Winslow et Swan ?). Cette chanson clôt le film en nous racontant l’enfer de la musique où ceux qui cherchent à le combattre sont nés perdants et morts en vain (born defeated, died in vain). Cette B-O, c’est l’âme d'un film qui avait besoin d’un clip d’une heure et demie (loin de moi l’idée de comparer le meilleur film de tous les temps à un clip).
Et enfin Phantom of the Paradise, c’est un film personnel. C’est l’artiste contre son art qui est devenu une industrie. C’est l’histoire de de Palma. L’histoire d’un homme qui a découvert l’enfer du studio, qui a vu son œuvre charcutée, absorbée, pour devenir un simple produit de consommation lisse et sans âme. Alors il se démène, il tente tout, il expérimente, il fait de l’art. Et son expérimentation, son excentricité renforce tout, l’histoire, l’image, la musique. Tout est stylisé à outrance, baroque, gothique, pop, du montage aux dialogues en passant par les décors. Il mélange les genres, les références, bref tout ce qui lui fait aimer le cinéma. Alors ce film est-il un immense doigt d’honneur à l’industrie cinématographique, ou alors une simple réaction, ou alors simplement l’œuvre d’un amoureux de la fantaisie, de l’art, du cinéma ? Un peu de tout ça. Et pourtant, tout est parfaitement homogène et nous donne ce film à la fois onirique et flamboyant. Oui c’est un film critique (de l'industrie cinématographique, mais aussi du public et de la télévision comme le montre la sublime scène de fin où un public en délire, des zombies dégénérés, acclame la mort de deux personnes, le tout dans à l’intérieur de plans de paparazzis), mais cela va bien plus loin que la simple critique. C’est un voyage intérieur. C’est toute la personne de de Palma qui sort comme les cris atroces de Winslow/Phantom. Il y a tout : le respect de la référence, mais aussi sa satire, le talent, l’humour, l’outrance, le baroque, la décadence,... bref tout. Une œuvre totale vous dis-je.
J’en aurais eu encore des choses à dire sur le film, ça oui.
Mais j’ai peur d’en avoir déjà trop dit.
Je laisse juste les paroles de Paul Williams terminer avec The Hell of It because we’ve all come to say Goodbye. So, Goodbye. Et merci.

FlavienDelvolvé
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le 8 avr. 2018

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