Dans le tissu social, n'est-on fait que de soie ?

Reynolds Woodcock, couturier de talent, travaille dans le silence de la dentelle, et supporte difficilement les bruits de la vie. C'est un homme qui parle peu.


Entre une soeur autoritaire et un Oedipe pas tout à fait réglé, sa vie est minutieusement organisée.
Célibataire endurci, il côtoie de belles muses arborant fièrement ses fins tissus. Seulement, voilà qu'il rencontre, lors d’une retraite dans sa maison de campagne, une jeune femme, Alma, à l’apparence simple mais dotée d’un charme certain.


Visuellement, le film offre de beaux plans, une jolie transition enneigée et une intéressante métaphore de la mensuration servie par un montage dynamique et des inserts sur le mètre ruban.
On peut également y voir les mensurations du vêtement que l’on crée pour y faire entrer l’autre ; en d’autres termes, le canevas de l’attente qui espère contenir l’autre tout entier… Dans la lignée de The Master, la question principale se précise peu à peu : que faire face à l’altérité ?


Que faire de l’autre, d’autant plus lorsque l’on pense l’aimer ? Le contenir dans un ourlet ? Que peut faire Woodcock de cette femme qui éveille en lui une jalousie toute nouvelle et qui échappe de quelques millimètres (c'est déjà trop) à son emprise ?


Faut-il alors agir sur l’autre, le modeler selon le patron de nos propres ambitions ?
Cela ne serait qu’une forme narcissique et purement égoïste de l’amour mais n’est-on pas toujours seul en amour ?
Modeler les plis de l’autre, dompter ses coutures, tendre sa matière à sa convenance ; c’est ce que Woodcock essaye d'abord d’accomplir, par un réflexe somme toute professionnel.


Mais c’est sans compter sur l’indépendance revendiquée par la jeune femme. Ainsi, se retrouve-t-il lui-même pris au piège durant les belles scènes où il la cherche lors de cette fête de la Saint-Sylvestre, enragé à l’idée d’être devenu en quelque sorte dépendant.


Quand le dessein féminin est de percer la carapace et dompter la force de Woodcock, lui espère hausser l’autre à la hauteur de ses attentes. Sans se départir de la peur constante de la déception, les attentes qu’il impose à son entourage sont hautes et intransigeantes.


Les références filmiques sont nombreuses : on pense évidemment au film Les proies mais aussi à Falbalas de Becker, dans lequel un couturier est pris à son propre jeu de séduction.


Après le détachement progressif de la soeur (passage qui offre une belle scène), Reynolds et Alma dépassent à deux l’amour narcissique - lui, voulant modeler un mannequin vivant, entièrement sous sa coupe et elle, espérant briller dans les yeux de quelqu’un - en tendant vers une forme d’amour étrange et originale, nourrie de défi. On pense ainsi à la scène de l’omelette aux champignons, jouant avec les attentes du spectateur.


Un fil ténu, fantomatique, lie la mère à l’épouse par le biais d’une apparition nocturne et de l’image de la robe de mariée... Il s'agit toujours de rapports de force et de dépendance.
La stratégie féminine semble sournoise : affaiblir l’autre par tous les moyens pour devenir une seconde mère, une figure rassurante, à ses yeux ; gagner de l’importance au point d’évincer la soeur et de devenir l'unique femme importante... Mais comme souvent, la stratégie sournoise est payante : la femme obtient ce qu’elle veut ; par une sorte de mouvement retors, elle accomplit son dessein dans le plan final où elle apparaît avec un enfant à ses côtés.


Enfin, l'évolution des rapports est subtil et le jeu de Daniel Day-Lewis est formidable.
Le film a le mérite de poser une question légitime à propos de toute relation : quelle est la part de liberté que je laisse à l’autre ?

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le 5 sept. 2018

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