Fil fantôme

Quel est donc ce fil fantôme qui donne son titre à Phantom Thread ?

On pense aux poches cachées dans les replis d’une robe. On pense aux mouvements de tissage que les couturières répètent instinctivement quand elles ne sont plus au travail. On pense aux fils du marionnettiste qui contrôle sa marionnette. Autant d’hypothèses qui sont justes mais qui ne s’invalident pas les unes aux autres. La force d’un grand film est d’accepter une multitude d’interprétations, de ne jamais s’épuiser, d’être toujours polysémique.
Le film commence à la manière d’un conte. Dans un grand château isolé, un homme rencontre une femme, une femme rencontre un homme. Très vite, le conte devient une valse. Il prend des allures de partition équilibrée entre répétitions et variations, où les scènes se répondent et s’entrelacent. Liquide et musical, il coule comme de l’eau fraiche entre nos doigts avant que les tissus des costumes ne nous enrobent. Trop de musique chuchotaient les spectateurs à mes côtés. Mais que serait le film sans elle ? Comment danseraient l’homme et la femme s’ils étaient plongés dans le silence ? C’est bien de cela dont il s’agit : nos deux personnages se tournent autour, ils s’enlacent avant de se séparer, et vice-versa. Ils suivent une longue chorégraphie qui n’a d’autre but que de les figurer côte à côte, dans toutes les configurations possibles et imaginables. Deux heures et demie, deux personnages qui se cherchent, et rien d’autre : le film atteint presque une dimension minimaliste, il exploite cette proposition à outrance. Et si l’on ne voit pas par moments où va cette relation, c’est précisément parce qu’elle est ambiguë. Tout le film est travaillé par l’impossible association entre cet homme et cette femme, entre le couturier et le mannequin. S’ils s’aiment d’un véritable amour, ils ne sont jamais deux pièces de puzzle qui s’assemblent naturellement. Ce sont des aimants, au sens magnétique, qui au lieu de s’attirer se repoussent. Ils tournent autour de ce trou qui les sépare, un trou innommable, non identifiable, jamais comblé. C’est ce mystère, c’est cette ambiguïté qui habitent notre vie qui font la matière de films comme ceux-là. C’est dans cet indicible que se joue ce qu’il y a de plus étonnant et de plus vertigineux. Et c’est peut-être ça aussi, le fil fantôme qui donne son titre au film. C’est peut-être ce lien invisible entre deux personnages qui sont comme chat et souris, ce lien qui défie la raison, et qui malgré tout unit deux êtres au-dessus d’un gouffre insondable.