Angle mort
Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins...
le 26 nov. 2023
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Face à une figure historique, il y a deux choix possibles : raconter la légende (L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Redford, The Imitation Game, etc) ou raconter la personne derrière la légende (le sublime Jackie de Pablo Lorrain, le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, etc). Soit on souhaite retracer les grands évènements d'une vie (pour le meilleur et/ou pour le pire entendons nous bien, il ne s'agit pas forcément d'en faire l'éloge), soit on souhaite faire découvrir un homme ou une femme au spectateur.
Il existe une troisième voie possible : ne pas se poser de questions, activer le mode automatique, tout mettre à l'écran et ne rien raconter. Cette troisième voie, Ridley Scott vient d'en passer maître en la matière.
Difficile donc de parler de ce Napoleon, objet plus difforme qu’il n’en a l’air. C'est assurément un objet baroque, qui assume ses bizarreries et son manque d'équilibre. C'est aussi un film dans l'ombre du grand projet napoléonien de Kubrick, face auquel Ridley Scott se frotte inévitablement, de par son statut en tant que réalisateur, le budget de 200 millions de dollars, et la durée du film de 2h45. Et c'est un film auquel Scott se frotte sans équivoque possible, puisque les notes de Barry Lyndon retentissent pendant sa représentation de la bataille de Waterloo. Mais là où Kubrick, comme tout bon narrateur, savait faire des choix forts, Ridley Scott ne sait pas trop quoi faire de son Napoléon Bonaparte.
Ce n’est ni un Napoleon génie, ni un Napoleon faible. Un coup Ridley Scott nous fait ressentir sa science de la guerre, notamment lors de la séquence réussie d'Austerlitz, un coup Napoleon semble agir sans réfléchir, eu petit bonheur la chance. En regardant le film, on pourrait tout à fait dire qu'il s'est hissé jusqu'au statut d'empereur par simple chance.
Ce n’est ni un film sur la légende, ni un film sur l’humain. Il est parfois sublimé jusqu’à l’iconisation, avec tous ces plans de dos avec son chapeau, de couronnement, de peinture de son couronnement, et j'en passe, parfois ramené à ses plus basses réalités (Kirby et Phœnix au lit, c’est pas beau à voir).
Ce n’est ni un film sur sa conquête de l’Europe, ni un film sur sa vie personnelle. Jamais ne nous montre-t-on l'étendue de son territoire ou la puissance de son empire. Encore pire, Scott ne daigne jamais nous présenter le contexte et les enjeux des batailles représentées. Au fond, que Napoleon gagne ou perde une bataille, peu nous en importe dans ce film puisque nous n'avons aucune idée de ce que cela implique. Les seuls conséquences des toutes ces tribulations n'arriveront qu'au bout de 2h40 de film ... sous la forme de titres retraçant le nombre de morts affichés juste avant le générique. A l'inverse, le film ne se concentre pas non plus sur sa vie personnelle puisque Ridley choisit bien de représenter tous les voyages célèbres de l'empereur (l'Egypte, la Russie, Austerlitz et Waterloo y passeront tous, témoignant de la volonté de Scott de ne pas se concentrer exclusivement sur sa relation avec Josephine). C'est bien dommage car toute la partie avec Josephine est probablement la plus intéressante du film.
Ce n’est ni un film dramatique, ni une comédie. Les moments comiques parsèment le film et pourraient très bien marcher - mais sont constamment désamorcés par le flux "automatique" de l'intrigue, n'autorisant jamais le spectateur à vraiment rire de ce que l'on voit. Combien de fois me suis-je demander si je devais rire ou rester sérieux ? Attention, je ne nie pas que ce Napoléon est un tantinet ridicule, mais je demande simplement au réalisateur de savoir si une scène doit faire rire, sourire, avoir de la peine, pleurer, etc. Ici, on nous balance des actions et des répliques, et on verra bien.
Il en résulte un film vague, qui ne sait pas ce qu’il veut raconter, sans parti pris, au ton toujours incertain, dont le personnage principal manque cruellement de consistance - tout le long du film, c'est Joachim Phoenix que l'on voit bien plus que Napoléon.
Certains défendront corps et âme que cette ambiguïté est à l’image d’une figure historique, à l’image d’une vie humaine. Je répondrai ici qu'il ne faut pas confondre l'ambigu avec le vague. Bien entendu, il est toujours incertain de travailler un entre-deux ambigü pour raconter une figure historique. Dans le dernier film de Nolan, Oppenheimer est constamment tiraillé entre sa volonté de faire avancer la science et sa culpabilité grandissante des conséquences des avancées qu'il provoque. Voilà une ambiguïté bien travaillée, définie par des pôles bien précis entre lesquels le personnage se meut. Le vague, c'est le contraire de l'ambiguité : c'est l'absence de précision, l'absence de définition, l'absence de pôles entre lesquels évoluer. Le vague, c'est "quand on ne sait pas trop". Et ce Napoléon nage en plein vague.
La sensation la plus juste pour décrire ce que l'on ressent devant ce Napoléon, c'est qu'on n'a pas l'impression que l'on nous raconte une histoire.
Pas de hasard ici, car Napoléon de Ridley Scott, c'est un film qui ne raconte rien.
Créée
le 25 nov. 2023
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