Et yo ho ho, et une bouteille de Rom'

Au registre des "plaisirs coupables" de mon enfance, Pirates arrive indubitablement en première position, devant Wild Wild West et Dingo et Max, alors que contrairement à eux il n'est même pas estampillé années 90 – mais que voulez-vous, étant petit je ne vivais que pour les histoires de pirates, et c'était le seul film récent consacré à la flibuste ! Heureusement que niveau romans j'avais L’Ile au Trésor, et Barbe-Rouge pour les BD, histoire de rehausser le niveau, car sinon ma passion pour les frères de la côte aurait fait long feu, et ma vie en eut été changée…


Cela étant, je ne suis pas sûr qu'il me faille tant m'excuser que cela ; Pirates n'est pas si mauvais que sa réputation et son échec commercial retentissant laisseraient suggérer. Certes, ça part un peu dans tous les sens, mais le film n'est pas sans mérites, loin s'en faut. Hélas, six ans après le traumatisme Heaven's Gate, Hollywood n'était pas prêt à faire preuve d'indulgence envers les caprices d'un jeune réalisateur atypique. Mais commençons d'ailleurs par replacer Pirates dans son contexte.


En cette seconde moitié des années 80, la tendance est aux gros films d'actions bien testostéronés, si possible portés par Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger. Le cinéma d'aventure, privilégiant les péripéties et la découverte aux explosions et mitraillades bêtes et méchantes, n'est guère plus représenté que par Steven Spielberg et ses Indiana Jones, dont l'un des principaux intérêts est d'avoir dépoussiéré les serials des années 40 pour un résultat moderne, drôle et épique. On ne me fera pas croire que Roman Polanski et ses producteurs n'ont pas fait le rapprochement avec les films de pirates, genre totalement délaissé depuis plus de trente ans. Sans doute pensaient-ils avoir trouvé une nouvelle poule aux œufs d'or.


Et pourquoi pas ? Mêlant la puissance évocatrice de la mer à celle des boulets de canon, l'attrait de l'or à celui de la liberté, belles femmes et fameux trois-mâts, duels à l'épée et abordages, le tout dans le cadre classique des XVIIe et XVIIIe siècle, le genre avait fait les beaux jours de l'âge d'or hollywoodien, surtout lorsque porté par Errol Flynn. Pourquoi ne pas lui redonner sa chance ? Et pour ce faire, quel meilleur candidat que Roman Polanski, jeune premier auréolé par les succès critiques et commerciaux de Repulsion, Rosemary's Baby et surtout Chinatown ?


Le Polonais, de son côté, ne va pas cracher sur l'occasion. Englué dans les accusations de viol qui ont lui valu son interdiction de séjour sur le sol américain, cela fait sept ans, depuis Tess, qu'il n'a pas sorti un long-métrage sur les écrans. La réussite d'un projet grand public tel que Pirates contribuerait à sa popularité et à ses faveurs auprès de la presse américaine, ce qui pourrait amener les juges à adoucir leur position à son égard. Tricard aux USA mais très populaire en Europe, Polanski n'a pas grand-chose à perdre et tout à gagner.


Le titre original du film est d'ailleurs "Roman Polanski's Pirates", ce qui en dit long sur l'ego du personnage et sur l'espoir des producteurs que son seul nom suffira à attirer le chaland. Calcul bien présomptueux… mais c'est sûr que "Walter Matthau's Pirates" aurait été encore moins vendeur, même si l'intéressé porte le film sur ses épaules ! Acteur comique emblématique des années 50, partenaire récurrent de Jack Lemmon pour le compte de Billy Wilder, Matthau se fait plaisir dans le rôle du capitaine Red, vieux forban à la jambe de bois et au large chapeau à plumes délavées, gouailleur et malchanceux. Pour un lecteur assidu des BD et roman plus haut cités, Red n'était rien de moins qu'un croisement entre Le Démon des Caraïbes et Long John Silver – autant dire le messie !


Malheureusement, au contraire de ses glorieux ancêtres, l'histoire autour de lui est tout ce qu'il y a de plus basique : perdu sur un radeau à la dérive en compagnie d'un mousse français, "La Grenouille", Red est recueilli par le Neptune, un imposant galion espagnol transportant le trône d'or du souverain aztèque Catapec Anahuak vers l'Espagne. Red n'est pas long à organiser une mutinerie pour s'emparer du navire et surtout du trône. Au passage, Grenouille tombera amoureux d'une belle jeune espagnole, Maria-Dolores, tandis que l'officier hidalgo Don Alonso de la Torre fera tout ce qui est en son pouvoir pour récupérer les biens de la Couronne.


Basique, comme je le disais, mais tout cela ne serait pas si mal si le casting avait ce grain de folie que le scénario semble attendre d'eux. Or, l'hilarant Matthau mis à part, tout le monde est purement fonctionnel et dénué du moindre charisme. Grenouille, Maria-Dolores, sa duègne, De la Torre, les officiers espagnols, le cuisinier africain Joseph Amadeus Boumako, les autres pirates… personne ne sort du lot, malgré les trognes de cauchemar de la plupart. C'est vraiment dommage, d'ailleurs, qu'ils aient fait l'effort d'aller chercher des acteurs aux faciès parfaits pour ce genre de film, pour ne rien leur donner à se mettre sous la dent ! La même année sortait Le Nom de la Rose, dans lequel Jean-Jacques Annaud parvint à éviter la même erreur… hélas, Pirates est bien plus axé sur le style que sur le contenu.


Il y a bien quelques bribes éparses, notamment dans l'opposition entre la cupidité cynique de Red et l'idéalisme romantique de Grenouille, mais ce n'est pas vraiment exploité à fond. On sent que lorsqu'il n'est pas totalement débordé par les artifices et les défis techniques, Polanski a quelque chose à dire, avec cet humour noir et sans concessions qui est sa marque de fabrique, par exemple lorsque le capitaine espagnol mourant s'interroge sur la vacuité de son existence pendant que le prêtre confesseur s'endort, ou encore lors de la meilleur scène du film, un duel dément où Don Alonso, forcé d'affronter l'un de ses officiers pour l'amusement des pirates dont il est le captif, semble atteint par la fièvre de la compétition – à moins que ce ne soit un instinct de survie bestial – et prend son pied à tuer son infortuné subordonné.


Mais ce n'est pas beaucoup. Tout le reste n'est que pipi-caca (l'humour est très potache du début à la fin, et ça passe ou ça casse), chasse au trésor, tentatives de viol (Polanski tend vraiment le bâton pour se faire battre…) et divers duels et batailles navales. La simplicité du scénario et le manque de développement des personnages montrent bien vite leurs limites, d'autant que les séquences d'action sont globalement assez léthargiques, mais au moins pourra-t-on se délecter du travail de reconstitution, tout bonnement excellent, depuis le navire jusqu'aux costumes, en passant par les armes et le maquillage, bien servi, comme je le disais, par des gueules incroyables.


Pirates, on s'en rend compte, accumule les hauts et les bas avec une anarchie tantôt frustrante, tantôt amusante. On se dit qu'il n'aurait pas fallu grand-chose pour mettre de l'ordre là-dedans et obtenir un résultat vraiment solide, mais d'un autre côté j'aime le film pour le joyeux foutoir qu'il est. Il est intéressant de constater qu’à l'instar de son héritière la trilogie Pirates des Caraïbes, le long-métrage de Roman Polanski s'achève exactement de la même manière qu'il avait commencé, un peu comme si ses protagonistes avaient tourné en rond – mais n'est-ce pas le propre de la vie de flibustier que de faire des ronds dans l'eau en attendant Dame Fortune… ou la potence ?

Créée

le 13 juin 2019

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Szalinowski

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