L'enfer, c'est l'impossibilité de la raison

Fin des années 80.
Je suis dans mon adolescence triomphante, version fin de collège (la pire version possible). J'écoute en boucle l'album Bad et je découvre la guerre du Vietnam à travers les faits et gestes de John Rambo. En même temps que je sirote le deuxième opus des aventures de notre doux héros, je découvre aussi la série L'Enfer du devoir, consacrée au même conflit, et dont la musique est Paint it black, des Stones.
Pour moi, du coup, la guerre du Vietnam, c'est un mec bodybuildé bardé de cartouchières et qui fait péter toutes les cachettes des Viets.
Aussi, lorsque j'ai découvert Platoon, à peu près à la même période, j'ai été un tantinet déçu. D'autant plus que le film était précédé d'une solide réputation. Mais je m'y étais alors ennuyé.


Aujourd'hui, j'ai quasiment atteint le triple de l'âge que j'avais alors. Le genre du film de guerre est celui qui m'attire le moins dans le 7ème art, à quelques exceptions près.
Ces exceptions, ce sont essentiellement les films qui montrent la guerre sous un aspect réaliste. Et c'est là que se trouve le point fort de Platoon.
En 1986, ça fait déjà un moment que le cinéma américain nous parle de la guerre du Vietnam. On a eu le côté traumatisant du conflit avec Voyage au bout de l'enfer. On a eu la description de la guerre comme d'une descente le long des cercles de l'enfer façon Coppola. Elia Kazan nous a montré comment le conflit vietnamien divisait violemment la société américaine. Robert Altman a même osé en rire, et Ted Kotcheff nous a montré que le retour au pays était loin d'être une délivrance.
Oliver Stone, quant à lui, choisit le réalisme. Au centre de Platoon, il y a ses propres souvenirs. Comme Oliver Stone, Chris Taylor (le protagoniste interprété par Charlie Sheen) est un intello ayant fait de brillantes études et ayant quand même décidé de s'engager pour partir au conflit. La réaction de ses collègues militaires en dit long sur la société américaine de l'époque (et c'est sans doute encore vrai de nos jours ) ; l'incrédulité qu'ils affichent face à cet intello, étudiant, qui a demandé à partir, est socialement lourde de sous-entendus. Les études constituent alors le meilleur moyen pour ne pas partir à l'armée. Il est évident que les soldats représentés ici sont, dans leur grande majorité, d'un milieu social trop pauvre pour se payer des études, et que le départ à la guerre est inévitable pour eux. La guerre est donc une forme de discrimination sociale, et Taylor apparaît ici comme un intrus.
Cette situation permet donc à Oliver Stone de dresser, surtout en début de film, une ébauche de description sociale du soldat. Dans le camp, Taylor tient une place à part, étant d'abord plus observateur que combattant. Sa formation d'étudiant lui permet d'analyser ce qu'il voit autour de lui, de scruter les rapports sociaux qui s'établissent au sein du peloton. C'est souvent là qu'interviennent les passages en voix off, qui constituent le défaut majeur du film. Une voix off lourde et qui, bien souvent, se contente de répéter bêtement ce que l'on voit à l'écran ou d'énoncer des banalités (« après cette guerre, je ne serai jamais plus comme avant »).
Avec ça, Oliver Stone prend donc le parti de montrer la guerre de façon réaliste. Ce qui veut dire montrer la vie quotidienne au camp de base (y compris les corvées de chiottes), l'attente avant les combats (qui est parfois plus terrifiantes que les combats eux-mêmes), et les conflits entre les supérieurs. C'est sans doute cette volonté de réalisme qui m'avait rebuté à l'époque et qui me plaît tant maintenant. Sous certains aspects, Platoon m'a fait penser à la 317ème Section.
Attention, cette idée du « réalisme » n'exclut pas la représentation de combats. Bien au contraire. Il y a dans Platoon des scènes d'action d'autant plus terribles que Stone a pris le temps, auparavant, d'implanter une ambiance bien pourrie, de nous faire ressentir la moiteur glauque du lieu et de nous montrer que dans cette jungle vietnamienne il s'agit surtout de se battre avec soi-même. En effet, les Vietcongs ne sont qu'entraperçus dans le film (attention, les Vietnamiens, eux, sont là, bien présents, comme dans cette longue et éprouvante scène du village, mais ils sont civils ; ce sont les combattants que l'on ne voit presque pas). Ce sont des ennemis invisibles, donc potentiellement partout. Mais surtout ce choix de ne quasiment pas montrer les combattants adverses permet au réalisateur de se concentrer sur le conflit intérieur.


Le vrai conflit affiché dans Platoon est celui qui oppose le sergent-chef Barnes (Tom Berenger) au sergent Elias (Willem Dafoe). Le second a une approche plus intellectuelle du conflit : il élabore des stratégies, il est capable de citer des combats passés qui ont déjà éprouvé telle ou telle méthode, il cherche à attaquer en contournant l'adversaire, etc. Et en plus d'être stratège, il prétend avoir une posture plus humaniste, rejetant les déchaînements de violence inutiles ou les attaques contre les civils, n'hésitant pas à balancer ses petits camarades auprès des supérieurs.
Barnes, lui, c'est la brute. Il fonce dans le tas, il tire partout, il décime, il atomise, par petits bouts, façon puzzle. Il représente toute la brutalité de la guerre : viols, crimes contre les civils, goût du sang, haine des « bridés ».
Ce conflit pourrait paraître caricatural, sauf que les deux hommes sont la représentation à l'écran de ce qui se déroule dans l'esprit de Taylor. Finalement, si le narrateur, en rentrant chez lui, affirme qu'il ne sera jamais plus comme avant, ce n'est peut-être pas par le traumatisme de ce qu'il a vécu, mais parce qu'il a goûté au sang. Ce que nous montre Oliver Stone ici, c'est ce qui arrive lorsque des jeunes gens ont le cerveau lessivé avec l'idée d'une guerre juste, et ont des moyens matériels qui leur permettent de tout détruire. La guerre se transforme en un immense défouloir où l'on peut enfin faire ce qui est normalement interdit. La guerre est l'antithèse de la civilisation, c'est son reflet en négatif : tout ce qui est normalement condamné comme criminel est ici permis, voire encouragé. Le Vietnam devient ainsi un révélateur de la bestialité humaine. Le dispositif atteint son point culminant avec la scène du village, sans doute la plus marquante selon moi.
Certes, le message n'est pas nouveau, même en 1986, mais Stone le montre d'une bien belle façon. Son choix de mêler un récit réaliste et des personnages symboliques s'avère payant. A cela s'ajoute une bande originale de toute beauté, en particulier une composition de Georges Delerue absolument superbe qui ajoute un caractère poétique paradoxal.

SanFelice
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le 16 mai 2019

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