Putréfaction (sourde, froide, mesquine)

Le réalisateur de The Square sait donc ce qui heurte le chaland et notamment le bourgeois, au point de le troubler dans ses convictions molles et son style pacifique : le vol de portable ! Ce ne serait pas une simple possession – c'est à peu près tout ce qu'il y a de sacré dans ce qui peut agrémenter un homme civilisé dans les années 2010. Le reste, l'honneur actif en premier lieu, celui qui se conquiert (à distinguer de celui qui se protège), l'acte désintéressé, a été évacué – c'est bien gratifiant de faire dans le noble mais ça ne nourri personne et puis, si personne n'est là pour le voir et applaudir, à quoi bon ?


Ostlund avait déjà dit l'essentiel avec ce premier opus, qui rend la suite inutile. L'exagération et la complaisance y règnent déjà. Par goût de l'indigne et de l'apparence 'sérieuse' la mise en scène s'étale gratuitement sur des détails odieux ou sur du pathétique sans substance, plus agaçant (voire écœurant) que véritablement émouvant. Play exhibe un monde apathique et hypocrite, doucement tiré vers le fond par l'individualisme, accablé par ses racailles locales ou importées. Les fabricants de cette chose en rajoutent pour souligner l'hypocrisie, dresser le constat misanthrope, en évitant la violence directe et laissant les pires outrances hors-champ. Des scènes débiles abondent pour singer froidement et parfois avec un faux enthousiasme la débilité mécanique dans le monde. Au maximum le spectateur peut réagir par l'horreur ou la colère, quelquefois par une jubilation superficielle (le passage musical avec les indiens du centre commercial est un bon moment de régression). Il y a un sadisme léger à contempler certains instants pénibles, par exemple le défi des cent pompes imposé à un enfant. On doit compatir, être révolté, mais notre voyeurisme aussi est convoqué. Ceux qui aiment s'enfoncer dans des situations pourries pour voir ce qu'il en sort et sentir monter la tension n'auront qu'à se projeter.


Le film cherche à imprimer une dizaine de séquences chocs et y parvient. Deux sont de remarquables démonstrations de la bassesse des matons, toujours présents pour accabler celui qui aura osé se défendre. La première est celle des petits resquilleurs, s'achevant sur une amende de 1200 couronnes accompagnée d'un paresseux redressement 'moral'. La seconde, grotesque et plus spécifique à son époque, est celle de la femme surgissant dans une avenue vidée pour venir à la rescousse de victimes « en double infériorité » selon elle. Les gamins crient (osent les pleurs et les coups) face à deux pères venus récupérer le portable de leurs fils ; eux n'ont pas cédé au numéro « ma grande famille est affamée ». La harpie doit s'effacer, car c'est une pleutre et qu'elle doit méditer son harcèlement probablement, mais elle débarque à nouveau à la fin de cette scène – demande le numéro de portable de l'homme et souhaite porter plainte. Face aux arguments de l'homme qui n'a « pas choisi le voleur de [s]on fils », elle n'a que ses préjugés diffamants à opposer (elle se met à parler de « milice citoyenne » - une véritable projection !). Bientôt là voilà rejointe par une plus vieille. Elles ne montent pas au front lorsque ça chauffe mais savent se pointer et faire la leçon quand le calme est revenu. Elles ne veulent pas voir les responsabilités, sauf à charge pour les oppresseurs a-priori – c'est-à-dire historiques, majoritaires, privilégiés, au moins de leur point de vue.


Mais Play joue sur la corde raide. Il laisse aux spectateurs le soin de juger et, malgré tous les éléments à charge contre l'ensemble de la population à l'écran, il est taillé pour séduire de faux dupes, y voyant par choix ou par instinct ce qui n'y est pas (ou pourrait être démenti plus facilement qu'affirmé). Cette ironie et ce déni se retrouvent dans la présentation du film. On l'annonce à juste titre comme une œuvre sur la difficulté de rencontrer la différence, de cohabiter ; c'est juste, mais c'est une rumination réaliste avec des éclats putassiers et des symptômes de crise, non une thèse d'enthousiaste qui lâcherait quelques concessions. Ce film ne s'interroge pas, il nous laisse le faire, dans le cas où nous serions bien mous à l'avance, ou des indéterminés de conviction. Il nous jette des morceaux douteux, embarrassants, avec malice et sans une once de fantaisie (quoique sa posture elle-même puisse être excentrique, elle ne l'incite pas à 'inventer' mais plutôt à laisser défiler).


Le plus amusant est dans le synopsis, manifestement rédigé par un frère spirituel de Yann Moix. On y apprend que les cinq ados (noirs poursuivant trois enfants blancs) utilisent une technique subtile pour obtenir ce qu'ils souhaitent. Ils prétendent ne pas voler ! Et voilà qu'on les confirme ! Il est vrai que les pressions, les humiliations et carrément la détention de ces enfants ne sont pas, factuellement, dans l'absolu, un vol (en plus ils sauront qui s'est approprié leurs biens et souffriront un peu aux côtés de leurs bourreaux, ce qui doit être bénéfique car favorisant un deuil anticipé). Comme si ces garçons utilisaient des ruses fines, démontraient leur intelligence au travers de leur délinquance, peut-être même leur non-violence (qui probablement les rachètent si elle ne les excusent pas complètement).


Face à une telle corruption, on est bien vulnérable. Il peut être facile d'y résister mais moins d'en devenir le complice malheureux. Ces bons Blancs à la conscience brave et la lâcheté sans limite devraient être les premiers à ré-émigrer. Mais si on en vient à le souhaiter, alors effectivement, la partie est déjà perdue. C'est toute la perversité de ce film. Il blâme l'individualisme, l'égocentrisme, le cynisme, mais ne laisse pas de meilleures options, sauf à apprécier d'être un collaborateur. Simplement le vice changera de couleur, de motivation – un nihilisme hostile, aigri va se nourrir contre ce nihilisme-là, partisan de l'ordre établi, laissant à ses ouailles les plus en mal de reconnaissance ou d'expression la possibilité d'accabler ceux qui par hasard ou détermination (même pas par conscience !) viendraient troubler la torpeur dans laquelle chacun se doit de mourir tranquille – et laisser les forces nouvelles faire leur œuvre. Ou simplement les plus régressives et agressives, celles qu'on ose pas confronter, car elles font mal à l'idéal de soi comme à l'idéal social – et puis mal au confort tout simplement. Au fond ceux qui ne craignent que pour leur confort sont plus supportables ; les femmes du magasin sont abjectes, mais il y a une humilité dans leur manière d'être moisies.


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Zogarok

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