D'abord un petit couplet sur le titre à travers une explication délicieuse de Tati lui-même …
" J'aurais pu appeler ça "le temps des loisirs" mais j'ai préféré prendre Play Time. Dans cette vie moderne parisienne, il est très chic d'employer des mots anglais pour vendre une certaine marchandise : on range des voitures dans des "parkings", les ménagères vont faire leurs courses au " supermarket", il y a un "drugstore", le soir au "night-club" on vend les liqueurs "on the rocks", on déjeune dans des "snacks" et quand on est très pressés dans des "Quick". Je n'ai pas trouvé de titre en français."
Il faut, bien sûr, se remettre dans un contexte des années 60 où, en France, on est en train de vivre les Trente Glorieuses, où commence à régner la société de consommation qu'on va trouver à tous les étages de la vie et de la cité. Je pense qu'un Tati ne pouvait que stigmatiser cette évolution qui fait un peu fi des valeurs anciennes ou classiques pour nous plonger dans un monde de l'éphémère et de l'apparence d'où on n'est, en 2025, pas encore sortis …
Là, le projet de Tati fut tellement ambitieux (durée du tournage sur 3 ans, budget explosé, décors démentiels construits pour l'occasion, …) qu'il y laissa sa culotte et qu'il fut, pendant des années, dépossédé de tous ses droits sur ses films, qu'on ne pouvait d'ailleurs plus visionner.
Mais le résultat est aujourd'hui, dans cette version complètement remastérisée et numérisée, de mon point de vue, sensationnel. Le film suit le séjour à Paris d'un groupe de touristes américaines qui débarque à Orly pour une visite d'une ville ultra-moderne où même la tour Eiffel est reléguée au rang des curiosités qu'on voit, subrepticement, dans un reflet de glaces. Et bien sûr, notre inénarrable Monsieur Hulot croise, par un hasard qui fait bien les choses, à plusieurs reprises, la route de ce groupe de touristes que couronnera la soirée au Royal Garden, le restaurant chic et "in" tout en étant entièrement toc.
J'adore d'ailleurs le réalisme de cette séquence qui commence par les derniers préparatifs et les dernières mises au point fiévreuses avant l'ouverture du restaurant et l'accueil des clients. Et pendant un bon moment l'illusion perdure avec le ballet des serveurs, l'orchestre africain ou de jazz, malgré quelques petits accrocs vite réparés, malgré le "turbot royal" qui est poivré, nappé, flambé à plusieurs reprises pour, finalement, ne pas être servi. Jusqu'au moment où Hulot commence à s'en mêler, avec ses mains capables de se transformer en "armes de destruction massive" …
J'aime beaucoup l'ambiance de ce film où les dialogues émergent d'un brouhaha et ne sont, au mieux, que des phrases toutes faites qui n'apprennent rien sur le fond de l'histoire ou des personnages. Parce que ces personnages ne vivent plus que dans l'apparence. Et quand Hulot est reconnu par un ancien copain de régiment, on pourrait s'attendre à un retour sur le passé. Pas du tout, les deux "amis" vivent au présent et se projettent sur un futur immédiat, banal, matériel, futile. On imagine la discussion vaine où le copain reconnait Hulot seulement pour lui faire part de sa réussite sociale. Il est vrai aussi qu'il est plus facile de reconnaître Hulot que l'inverse puisque le personnage de Hulot est resté lui-même sans réellement pénétrer le moule uniforme de la modernité.
Et la vie continue d'avancer et de tourner doucement à l'instar de ce splendide carrousel de voitures qui semble tourner en rond autour de la place. Qu'on ne s'y trompe pas. Dans la réalité, les véhicules ne tournent pas en rond, ils avancent bel et bien, lentement, mais on ne s'en rend pas compte.
Au final, Tati nous offre un film complètement intemporel. Tourné entre 1964 et 1967, on peut y reconnaître, sans aucune difficulté, notre société de 2025 où le loisir et le paraître prennent le pas sur d'autres valeurs. Mais Tati n'est pas dupe du comportement de ses semblables et n'en tire pas forcément une leçon de morale. Si le portier du restaurant fait semblant d'ouvrir la porte en verre (cassée par les bons soins d'Hulot) en tenant à la main la poignée, il n'oublie quand même pas d'incliner légèrement la poignée en forme de coupelle pour récupérer un pourboire au passage …