Presence
6.2
Presence

Film de Steven Soderbergh (2024)

Les films qui fonctionnent sur un concept, une idée formelle forte ont ceci de piégeux que très (trop) souvent, le dit concept est tellement éclaté au sol, qu'il ne peut pas tenir tout un film. Nous avons tous dans nos mémoires cinéphiles ou même prenant la poussière sur nos étagères, des exemples de films qui ont été promotionnés par leur dispositif et qui abandonnaient bien vite cette promesse. Soit parce que les scénaristes se sont vite aperçus que pour développer une histoire un minimum cohérente il fallait en sortir, soit parce que le concept était dès le départ idiot, souvent parce qu'un certain cynisme dans l'industrie du divertissement a pensé cela comme un outil pour appâter le chaland et qu'une fois en salle son ticket payé, que le spectateur reçoive ce pour quoi il s'est déplacé était secondaire, soit plus rarement parce que le réalisateur souhaitait nous sortir de nos attentes, nous surprendre et au final nous donner à voir autre chose qui suscite en nous une réflexion sur exemplairement notre implication en tant que public.


Or "Presence " du génie Steven Soderbergh, conjugue ici deux concepts et je sais gré au film de non seulement les tenir jusqu'au bout et de ne jamais en dévier, mais également de les prendre comme fondations à son récit et par corollaire aux questions philosophiques qu'il veut nous faire nous poser.


Le premier, qu'on dira formel, tient dans l'idée de nous faire incarner à travers une caméra subjective, à travers l'œil de cette caméra l'entité, le fantôme qui en même temps que nous va observer ce qu'il se passe. En effet, tandis qu'un couple et ses deux adolescents emménagent dans cette maison, qui deviendra le théâtre, le lieu unique de la narration, nous sommes immédiatement invités à voir cela via le prisme de ce fantôme. Comme lui ou elle, nous regardons extérieurs aux personnages vivant leurs vies, exprimant leurs sentiments, incarnant leurs obsessions et dépassant leurs traumatismes, sans possibilités d'intervenir. Nous sommes doublement spectateurs et donc doublement témoins, d'abord comme spectateur face à l'écran mais surtout comme intégré à la réalité que construit le film dans lequel ces personnages et cette présence coexistent. De là va découler selon moi le second concept qui anime le projet et qui va ouvrir les pistes passionnantes d'une réflexion philosophique vertigineuse : la notion de voyeurisme.


Le cinéma est l'art de la pulsion scopique par excellence, c'est le moyen le plus simple pour assouvir nos fantasmes de voyeurs, on nous permet d'observer des gens, leurs vies, leurs ébats, de pénétrer des mondes et des classes sociales qui nous sont globalement étrangères ou qui a minima ne reflètent qu'une infime partie de ce que nous vivons au quotidien. Et tant qu'à exprimer cela, quelle meilleure figure pour le faire que celle du fantôme ?

Symbole évident et universel de la chose, capable d'observer à notre insu. Cette vision déformée et en parallèle trouve ici son expression symbolique à travers les jeux de miroirs, les surfaces réfléchissantes qui sont un motif continu dans le déroulé du film, mais aussi le point de vue obstrué par une persienne, un voile qui viennent soustraire à notre regard et ici à celui du fantôme des détails, des bribes de la réalité. Mais Soderbergh, avec malice, questionne notre voyeurisme et nous laisse dubitatif quant à ce qu'il consent à nous laisser voir, ainsi quand l'un des protagonistes est sur le point d'avoir une relation sexuelle, il détourne le regard du fantôme et donc le notre, créant tout à la fois un sentiment de frustration et une vraie interrogation sur l'identité de ce fantôme. Tout comme il va interroger notre statut de spectateur, notamment lors d'une scène où la famille est sur la terrasse, apeurée après que l'entité se soit manifestée à eux de façon claire et où le père à travers la vitre regarde vers nous scrutant le vide devant lui pour espérer y déceler cette manifestation surnaturelle, comme si la rupture du quatrième mur signifiait notre implication totale et paradoxalement notre impuissance à agir, comme l'impuissance du fantôme.


D'une subtilité rare et d'une intelligence précieuse, le film dont finalement l'histoire apparait presque anecdotique; une famille dont l'un des enfant est en prise avec une dépression provoquée par un double drame et un double deuil, décide de changer de lieu de vie pour essayer de l'aider, mais les observations du fantômes vont révéler que le danger reste présent et cette entité va chercher à intervenir avec ses moyens pour protéger la potentielle victime.

Du coup cela contredit l'impression d'impuissance qui jusque là présidait, car si le fantôme peut agir, alors nous spectateur le pouvons aussi. On peut détourner le regard, mais on peut aussi choisir de ne pas se taire face aux images, et à travers cette fiction Soderbergh nous force à reconnaitre que notre impassibilité face au régime saturé des images que nous vivons chaque jour n'est pas une fatalité. Nous ne sommes pas condamnés à l'inaction, ni à être des réceptacles neutres. Plus les jours passent et plus ce film grandit en moi, ouvre des pistes de pensées philosophiques immenses, un film qui me fait des nœuds au cerveau et j'adore ça et qui plus est un film qui tant dans son découpage, sa mise en scène, son scénario, sa photographie, sa direction artistique ou ses comédiens est parfaitement réussit.


Ayant lu plusieurs critiques regretter que ce soit un film de fantôme qui ne fasse pas peur et qui joue sur un rythme relativement posé, je dois reconnaitre qu'effectivement si vous cherchez un ride émotionnel construit sur la peur, vous serez déçus. Disons que dans le film de fantôme on est davantage du côté de "A ghost story " de David Lowery, bien qu'ayant beaucoup apprécié ce dernier, "Presence" le surpasse nettement et se joue sur un rythme quand même plus enlevé.


Un dernier argument va concerner la fin ouverte, dont je ne dévoile rien, mais qui achève le film avec la question de l'identité de cette entité. J'ai pour ma part mon avis dessus mais à vous de construire votre réponse.

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