Un grand film au coeur de l'âme japonaise

Dans un entretien donné en 1964, Mishima expliquait qu'une « originalité du roman japonais par rapport au reste de la littérature mondiale, c'est que, comme chez Kawabata, il y a des romans exclusivement composés de détails. Le fait que le roman soit exclusivement constitué de détails est contraire à la théorie romanesque. Je pense que ce phénomène est propre aux Japonais.»
Il est toujours fascinant de remarquer combien l'âme d'une culture - son esthétique, les plis de sa sensibilité, les partis pris inconscients de son art - peut imprimer avec une force égale, et de manière tout à fait similaire, son empreinte sur des genres aussi différents que le roman ou le cinéma. Car - c'est la raison de ce petit détour par la littérature - il existe effectivement un certain cinéma japonais, dont les dimensions, les problématiques, ou disons les orientations, rejoignent ici mot pour mot la thèse de Mishima, et dont Ozu, comme Kawabata aux yeux de l'auteur de la Confession d'un masque, représente peut-être, en particulier avec Printemps tardif, la plus belle et la plus profonde incarnation (du moins, pour les années 40 à 60, avec Naruse).

L'intrigue de Printemps tardif, comme les romans composés de détails dont parle Mishima, est plus que minimale (Ozu expliquait d'ailleurs que l'intrigue, en général, l'ennuyait) : une jeune femme, en âge de se marier, habite chez son père, un veuf universitaire qui approche de la retraite. L'essentiel du film porte sur les atermoiements de sa fille (jouée par la grande Setsuko Hara) qui refuse de laisser seul son père en cas de mariage, et cherche par conséquent à éviter toute rencontre avec un prétendant.
Dans ses grandes lignes (le départ du foyer d'une fille en âge de se marier, et les bouleversements qu'il apporte en son sein), l'intrigue de Printemps tardif servira de base à un certain nombre d'autres films d'Ozu, véritables variations - toujours émouvantes et belles - sur un même thème : Fleurs d'équinoxe, Fin d'automne (peut-être le plus proche de Printemps tardif : la fille refuse d'abandonner cette fois-ci sa mère, qui est alors interprétée par Setsuko Hara, dans une forme de clin d'oeil), Le goût du saké (Chishū Ryū, qui jouait déjà le père dans Printemps tardif, se retrouve à nouveau seul à la fin), et enfin, l'un des plus beaux, Été précoce.

Le film s'ouvre sur des plans paisibles, longuement espacés, au cœur d'une réunion féminine. La caméra s'affiche d'emblée avec une certaine distance, posée au niveau du sol ; entre les séquences, des plans vides - buissons, temples, affiches dans la rue, enseignes de bar, bâtiments et fenêtres, jardins, objets et ustensiles du quotidien - ponctuent le film, et lui donnent son rythme particulier. Il n'y a plus de doute à avoir : avec Printemps tardif, Ozu, qui avait commencé depuis plusieurs années à délaisser massivement tout mouvement de caméra (par exemple dans le très beau Il était un père), opte sereinement pour l'effleurement, la pudeur, la verticalité, une certaine proximité silencieuse aux choses, une chaleur à peine mélancolique, doucement teintée d'émotion par le passage du temps, la perte des êtres aimés.
Pourtant, le charme de Printemps tardif, par rapport à Voyage à Tokyo notamment, est précisément que cette orientation (cette épuration du style) n'est pas encore toute à fait aboutie ; Ozu suit ses personnages qui se baladent en vélo (séquence charmante, rayonnante de joie), déplace encore, en de rares moments, sa caméra, incorpore même certaines images symboliques (plans du vent dans les arbres, des vagues sur le rivage), etc.

Il y a d'ailleurs plusieurs séquences qui nous rappellent qu'Ozu a commencé par des comédies, fortement inspirées du cinéma américain. Dans un parc, la tante ramasse par hasard un porte-monnaie, et voit dans sa trouvaille un bon présage pour le mariage de la jeune femme ; aussi décide-t-elle de le conserver un peu auprès d'elle, dans son kimono, avant de le rendre. La situation, malgré tout, n'est pas très éloignée d'un vol, on en conviendra ; or précisément, à cet instant, passe un policier, dans le pur style des films de Chaplin, qui observe vaguement les alentours.
Je pense aussi à cette autre séquence où le père, rentré le soir à la maison, cherche à savoir si son assistant est au goût de sa fille, et se met à la suivre, d'un plan à l'autre, tandis que celle-ci se dérobe malgré elle aux interrogations de son père - celui-ci ignorant encore que son assistant, bien qu'épris de sa fille (c'est l'objet de scènes touchantes dans le film), va cependant se marier avec une autre.

Tandis que Baudelaire, suivant une image célèbre, faisait de l'or avec de la boue, il me semble que l'un des grands talents des japonais est de faire, à partir du banal, du secondaire, du trivial, ou plus simplement du quotidien, de l'or. Que se passe-t-il dans Printemps tardif ? Des amis qui se retrouvent se demandent où est Tokyo par rapport à la maison ? A l'est sans doute, mais dans ce cas, où se trouve la plage ? La tante se plaint d'un mariage où la mariée semble s'être goinfrée de manière malpropre. On apprend qu'un prétendant de la jeune femme ressemble trait pour trait à Gary Cooper (on imagine l'émoi, à l'époque !). L'assistant demande au père, attelé à un travail de traduction : s'agit-il de List (l'économiste allemand) ou Liszt (le célèbre pianiste) ?

Et cependant, rien de plus émouvant et de plus touchant que ce cinéma-là. Le soir où sa fille accepte enfin, la mine défaite mais sans en rajouter nullement, de se marier, Ozu nous offre un plan du père très beau, très court et d'une grande simplicité - comme une répétition de la somptueuse fin, toute silencieuse, du film. Le père ramasse une petite tasse qu'il pose sur la table, signe qu'il va devoir s'occuper prochainement de ce dont il se relève assez difficilement capable tout seul : s'occuper de sa maison, ranger et nettoyer ses affaires, se faire à manger, etc. Il regarde alors, avec des yeux d'un noir soudainement assez sombre et vide, la table. Le plan est à peine esquissé, il est déjà très grave et très fort, puis le film continue.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire (notamment sur la beauté quelque peu mystérieuse mais apaisante du célèbre plan du vase, lors du dernier voyage du père et de sa fille à Kyoto). Je me rappelle seulement de l'aveu d'une amie qui me disait que la scène finale avait à ses yeux transfiguré l'ensemble du film, rendant brusquement tout ce quotidien, tous ces êtres beaucoup plus inestimables, ces instants plus précieux, cette peinture de ces peines invisibles au monde plus touchante encore, et plus généreuse. Je partage vraiment cette impression. C'est en le visionnant à nouveau que ce film est devenu l'un de ceux qui m'accompagneront toujours.

Pour toutes ces raisons, Printemps tardif me semble provenir du cœur de l'âme japonaise : de cette manière toute japonaise de sonder le quotidien, de peindre sereinement l'impermanence et l'éphémère, de s'attacher aux détails, aux petits riens comme on dit, comme cette pratique des entrevues avec les prétendants (miai) dans le cadre d'un mariage arrangé par la famille (qui fait également l'essentiel du grand roman de Tanizaki, Quatre soeurs, auteur qu'Ozu affectionnait particulièrement).
J'en prends pour dernier argument les paroles de Jirō Taniguchi, l'auteur de ces mangas adultes (seinen) magnifiques que sont Quartier lointain et Le journal de mon père. Profondément marqué par Ozu (« C'est une influence directe. J'ai été marqué par Voyage à Tokyo et Printemps tardif [...] Aujourd'hui, j'y pense à chaque fois que je dessine un manga.»), Taniguchi révèle explicitement ce lien entre l'esthétique japonaise et la quotidienneté : « Si mes mangas ont quelque chose d'asiatique, c'est peut-être parce que je m'attache à rendre au plus près la réalité quotidienne des sentiments des personnages. Si on y pénètre en profondeur, une histoire peut apparaitre même dans les plus petits et les plus banals évènements du quotidien. C'est à partir de ces moments infimes que je crée mes mangas.»

Quel ravissement de voir combien ces paroles, prononcées des années plus tard, par un auteur qui ne fait pourtant pas profession de littérature, correspondent presque exactement aux mots de Mishima cités au début de ce texte. Il me semble qu'ils valent également pour ce chef-d'oeuvre qu'est Printemps tardif. Et je me demande alors si, contrairement à l'une des thèses du très beau livre de Shiguehiko Hasumi, Ozu ne serait pas au fond l'un des réalisateurs les plus japonais qui soit - du moins, de ce point de vue. Et, à travers et grâce à sa manière d'être authentiquement japonais, le plus universel possible, pourtant...

PS : Pour les amateurs de philosophie, on pourra noter que lorsque Chishū Ryū s'en va en vacance avec sa fille à Kyoto, c'est Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche qu'il emporte dans sa valise !
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le 9 sept. 2011

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