Signer à Hollywood tout en conservant son identité de cinéaste, tel est le dilemme insoluble qui s'offre à Denis Villeneuve avec Prisoners. On le comprend rapidement, notre homme cherche à reproduire la recette qui fit le succès d'Incendies en développant ses thématiques propres à travers un genre ultra codifié. Ainsi, après la chronique familiale, c'est au thriller noir qu'il confronte cette fois-ci ses obsessions cinématographiques, à savoir le drame de l'homme prisonnier de sa violence, de son fanatisme ou de sa propre culpabilité. Seulement, il ne faut pas oublier que la réussite d'Incendies est due notamment à l'étroite collaboration entre un cinéaste et l'auteur même de la pièce, à savoir Wajdi Mouawad. Or dans le cas présent, la donne a changé : Villeneuve doit composer avec un cahier des charges hollywoodien des plus contraignants et un scénario écrit pour un thriller basique. La greffe semble alors forcée, quelque peu maladroite, et donne à Prisoners l'allure d'un film mal défini, hésitant sans cesse entre conformisme et singularité, entre divertissement grand public et film d'auteur.


À ce titre, il est intéressant de porter notre attention sur l'intrigue principale du film. Quelle est-elle ? Est-ce celle d'un bon vieux whodunit ? Dans ce cas, Prisoners assume son statut de thriller et consacre l'essentiel de son temps à la découverte du responsable de l'enlèvement. Ou alors, est-ce celle d'un film un peu plus profond qui envisage de questionner l'Amérique et ses vieux démons ? Alors dans ce cas, Prisoners se dote d'ambitions plus grandes et doit concentrer son attention sur le mal qui ronge l'Amérique des années 2010, sur sa violence latente, sa paranoïa diffuse ou encore son obsession sécuritaire qui contamine son idéal de justice. Malheureusement, aucun choix n'est clairement défini et Prisoners va continuellement osciller entre ses deux intrigues, traitant de la même façon les investigations de l'agent du FBI (Jake Gyllenehaal) et la soif d'auto-justice de l'Américain "pur jus" (Hugh Jackman), celui qui prie Dieu, protège sa famille et chante Springsteen ou l'hymne national sous la douche. Seulement à vouloir tout traiter, on finit par ne rien approfondir, et à hésiter sans cesse sur la direction à prendre, on prend le risque de perdre son spectateur.


Reconnaissons-le, la dimension thriller est globalement réussie et permet de maintenir notre intérêt pour une histoire qui avoisine (quand même) les 2h30 de péloche. Esthétiquement, le film est soigné et nous surprend agréablement : la très belle photographie de Roger Deakins nous rappelle l'ambiance oppressante des thrillers de Fincher, le travail sur les lumières (grisaille hivernale, blancheur de la neige, éclairage diffus à la bougie ou au lampadaire) confère au cadre une dimension pesante, anxiogène et parfois fantasmagorique (banlieue de Boston, ruelle nocturne, etc.).
Mais son principal mérite est de savoir ménager de véritables moments de tension et d'émotion. Ainsi, on appréciera un film qui sait donner chair à son drame humain : que ce soit le père, le flic ou le suspect, ils sont tous perçus comme étant prisonniers de leur violence ou leur obsession. Les instants d'intimité dans lesquels résonnent rage, souffrance ou culpabilité, colorent joliment le film et exaltent une humanité que l'on croise rarement dans ce type de production. Une réussite qui est dû en grande partie à la prestation des différents acteurs, Gyllenehaal, Jackman et surtout l'étonnant Paul Dano. C'est d'ailleurs à travers la perception que l'on a de son personnage que Prisoners parvient à nous déstabiliser : son aspect chétif et son retard mental sollicitent notre empathie, tandis que son comportement pervers nous répugne. En jouant constamment sur cette ambivalence, en glissant dans le récit des indices nous faisant croire à sa culpabilité (demi-aveu murmuré, accès de violence envers un chien), Villeneuve parvient à rendre légitime, dans un premier temps, les actes de torture commis par le père. On devine que son objectif est de ressusciter le spectre de Guantanamo et de dénoncer ces tortures pour le moins abjectes. Il y parvient, plus ou moins bien, en nous montrant une violence qui perdure péniblement et qui s'avère totalement inutile : enfermé dans son mutisme, le suspect ne parle pas, tandis que le bourreau voit sa vie se désagréger peu à peu... Seulement, malgré ses bonnes intentions, la démarche entreprise perd en efficacité, et peut même devenir dangereusement ambivalente, à cause des nombreuses maladresses qui émaillent le film.


Difficile en effet d'assumer ses grandes ambitions, tant sur le plan politique que psychologique, lorsque vos carences, en matière d'écriture notamment, vous renvoient irrémédiablement vers votre condition de thriller basique. Il ne faut pas attendre longtemps, d'ailleurs, pour remarquer le manque de subtilité qui va perdurer tout au long du film : dès la première séquence, la vision que l'on a de Jackman frôle la caricature (tenu militaire, croix) et oriente notre regard avec insistance vers cette Amérique traditionaliste. Un discours qui sera davantage surligné par la suite avec l'allusion aux origines de Thanksgiving, avec cette famille Blanche qui accueille une famille Noire sur fond d'hymne national. Tout cela serait acceptable si les personnages étaient un peu plus nuancés, or ici ils sont tous décrits à gros traits : le père survivaliste catholique, le flic obsessionnel aux tics nerveux incessant, le simple d'esprit aux grosses lunettes, etc. Vous avouerez qu'on a connu plus subtil. Un manque de nuance, en tout cas, qui brouille quelque peu le discours politico-social : comment juger un personnage qui nous apparaît être aussi bien un bon père de famille qu'un horrible tortionnaire. Comment porter un jugement sur un pays que l'on nous dit aussi bien admirable que méprisable.


De plus, Prisoners perd en cohérence au fur et à mesure que le dénouement approche : les facilités scénaristiques se multiplient (le suicide d'un suspect lors d'un interrogatoire semble abracadabrantesque, tout comme la découverte miraculeuse d'un indice aux abords de la maison...) ; le va et vient incessant entre les deux intrigues finit par occulter les vrais enjeux dramatiques ; quant au récit, il finit par s'enliser dans une simple redite de Zodiac avec des histoires de pendentifs et de labyrinthes qui nous ennuient plus qu'autre-chose. Finalement, contrairement à Mystic River qui était parvenu à transcender les codes du genre pour questionner l'identité de l'Amérique, Prisoners peine à être autre chose qu'un simple thriller, misant tout sur son ambiance et son twist final.

Créée

le 4 nov. 2021

Critique lue 53 fois

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Procol Harum

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