Parmi les derniers thrillers américains marquants, on se souvient notamment de The Pledge (2001) de Sean Penn et de l'excellent Zodiac (2007) de David Fincher, dont l'approche réaliste éludait les méfaits d'un tueur implacable pour se concentrer sur les répercussions de l'affaire sur le moral des différents protagonistes prenant part à l'enquête. Il aura fallu attendre près de dix ans avant de voir un film capable de tenir la dragée haute au film de Fincher.


Prisoners se distingue du thriller lambda de par son traitement qui alterne habilement les points de vue. Il y a bien sûr l'enquête classique du policier taciturne Loki pour retrouver les deux fillettes disparues, probablement enlevées et tenues captives par un déséquilibré. Il y a aussi le point des vues des familles des disparues qui ne s'en remettent qu'aux résultats de l'enquête. Parmi eux, Keller, le père d'une des fillettes disparues, se persuade de la culpabilité du premier suspect interpellé par la police, un jeune homme simple d'esprit et mutique vivant au crochet de sa tantine.
Alors que l'enquête de Loki piétine, Keller, convaincu que le suspect désormais innocenté faute de preuves est bien le ravisseur de sa fille, kidnappe le jeune homme et le séquestre dans un vieil immeuble délabré et déserté. Là, conscient que le temps lui est compté pour retrouver les fillettes saines et sauves, Keller s'enfonce chaque jour un peu plus vers le point de non retour en torturant son prisonnier, ses coups redoublant à mesure que le captif s'obstine à garder le silence ou à répondre aux coups par des propos sibyllins.


Toute la particularité de l'intrigue de Prisoners tient à son étude de caractères, à savoir principalement l'inspecteur Loki et le col bleu Keller. Tous deux ayant le même objectif, celui de retrouver les enfants avant qu'il ne soit trop tard, Loki n'étant évidemment pas aussi affecté par la disparition des deux enfants que peut l'être Keller. De son aveuglement de père vengeur découle tout le comportement de ce dernier qui, dans sa manière d'appliquer la justice sauvage, ne fait que sombrer dans les abîmes de la cruauté sans même avoir la garantie de la culpabilité de son prisonnier. Keller doute souvent et en bon croyant met lui-même sa foi à l'épreuve en commettant l'impardonnable. Il tente même de trouver un appui en la personne du père de l'autre enfant disparu, confrontant celui-ci à un dilemme moral qu'il ne pourra se résoudre à garder pour lui.
Loki, lui, nous est présenté comme un personnage sans attaches, solitaire. Principal référent du spectateur, sa première scène le montre attablé seul dans un resto-route et se faisant draguer du coin de l'oeil par la serveuse. Opiniâtre et ne vivant que pour son métier, Loki va lui aussi se perdre dans les méandres d'une enquête tortueuse symbolisée par le pictogramme d'un labyrinthe dont la signification nébuleuse semble contenir un élément de réponse non négligeable. De même qu'il fait tout ce qu'il est en son pouvoir pour retrouver les enfants disparus, le policier en vient bientôt à soupçonner Keller de vouloir franchir la ligne rouge.


Ponctué de séquences perturbantes (la descente dans la cave, la scène des malles cadenassées et la révélation de leur contenue), véhiculant une imagerie mortifère et dérangeante, Prisoners instaure progressivement une atmosphère pesante et déliquescente laquelle reflète bel et bien l'état moral de ses protagonistes. Alors que Keller s'enfonce peu à peu dans une spirale de violence aveugle jusqu'au point de non-retour, Loki ne perd pas en détermination même lorsqu'il s'égare sur de fausses pistes lesquelles mises bout-à-bout semblent pourtant toutes être reliées entre elles.


Villeneuve fait preuve d'une redoutable efficacité dans l'exposition de son intrigue. Le réalisateur ne se perd pas dans l'exercice de style et opte pour une mise en scène simple et classique, multipliant quelques séquences mémorables mais se concentrant essentiellement sur la psychologie de ses protagonistes. Sa caméra parfois inquisitrice semble inspecter et soupçonner, cherchant à débusquer le ou les coupables dans une succession de personnages secondaires plus ou moins antipathiques, pétris de zones d'ombres et de secrets enfouis tels ce prêtre et ce qu'il cache dans sa cave.
Le réalisateur offre en outre à ses deux acteurs principaux l'occasion de livrer des prestations impeccables, littéralement habités par leur rôles, que ce soit Jake Gyllenhaal en flic opiniâtre hanté par les démons de son propre passé, ou Hugh Jackman qui trouve ici l'un de ses meilleurs rôles, déchiré entre rage et désespoir évident. On notera aussi l'interprétation de Paul Dano, toujours excellent quand il s'agit de jouer les personnages atypiques.


Certes, le film n'est pas irréprochable et révèle quelques incohérences quant au déroulement de l'enquête et des procédures judiciaires en plus de s'acheminer vers une résolution un rien précipitée. De plus, le film ne se dédouane jamais de ses influences premières, en particulier le cinéma de Fincher, ne serait-ce que dans son ambiance délétère et morbide ainsi que par le machiavélisme de son intrigue.
Il n'en reste que Prisoners réussit à captiver son spectateur du début à la fin, ne relâchant jamais son intérêt et s'imposant comme l'un des meilleurs thrillers de ces dernières années.

Créée

le 23 sept. 2014

Critique lue 509 fois

16 j'aime

3 commentaires

Buddy_Noone

Écrit par

Critique lue 509 fois

16
3

D'autres avis sur Prisoners

Prisoners
Gand-Alf
8

Le sang des innocents.

Le cinéaste canadien Denis Villeneuve s'expatrie à Hollywood, se retrouvant aux commandes d'un thriller qui ne semblait pas forcément sortir du lot au premier abord, avec son sujet classique et son...

le 10 oct. 2013

155 j'aime

6

Prisoners
guyness
7

Au delà du cercle polar

On peut parfois comprendre la singulière qualité d’un film à travers le concert de reproches qui lui sont faits. (parmi ceux-ci, le plus amusant consistait à reprocher à ses personnages de faire...

le 10 déc. 2013

128 j'aime

23

Prisoners
SanFelice
7

Le serpent et le péché originel

A la fête de Thanksgiving, deux fillettes sont kidnappées. Un suspect, qui a été aperçu sur les lieux avec son camping-car, est arrêté mais, faute de preuves, il est relâché, à la grande colère du...

le 20 déc. 2013

97 j'aime

4

Du même critique

Les Fils de l'homme
Buddy_Noone
9

La balade de Théo

Novembre 2027. L'humanité agonise, aucune naissance n'a eu lieu depuis 18 ans. Pas l'ombre d'un seul enfant dans le monde. Tandis que le cadet de l'humanité vient d'être assassiné et que le monde...

le 18 juil. 2014

92 j'aime

6

Jurassic World
Buddy_Noone
4

Ingen-Yutani

En 1993, sortait avec le succès que l'on sait le premier opus de la franchise Jurassic Park. En combinant les différentes techniques de SFX et en poussant à leur paroxysme des images de synthèse...

le 16 juin 2015

84 j'aime

32