"A boy's best friend is his mother. "

Taillage de chair, effusions goresques et hurlements stridents à vous faire péter les tympans, voici en quelques mots le programme commun d'une production cinématographique, quelque peu douteuse, que l'on regroupe sous la douce appellation de slasher movie ! Un sous-genre, somme toute basique, qui ambitionne de ringardiser le cinéma d'horreur d'antan (Dracula et consorts) et dont les effets font généralement émoustiller l'adolescent boutonneux et assomment d'ennui le cinéphile blasé. Le problème, c'est qu'au fil du temps, la démarche artistique s'est limitée à l'exhibition, au rentre dedans et à un politiquement correct de bon aloi. Au fil du temps, on a tout simplement oublié ce qui faisait, et fait encore, l'étonnante efficacité de Psycho : l'art suggestif, la subversion, la violence visuelle et le trouble psychologique. Contrairement à tant d'autres, le film d'Alfred Hitchcock cherche moins l'esbroufe que la manipulation audacieuse et perverse. Une démarche résumée ainsi :" Avec Psycho, je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l’orgue" (Hitchcock lors de son entretien avec Truffaut). Et la partition qui en résulte, macabre, obsédante, sera celle des vibrations psychiques d'un spectateur contraint d'être tour à tour victime, voyeur et complice des forfaits perpétrés sur l'écran noir de sa nuit blanche.


Le petit jeu débute dès l'entame du film avec cette caméra doucement intrusive qui s'immisce dans l'intimité d'une chambre d'hôtel où se trouvent Marion et son amant. Alors que nous n'avons pas encore fait connaissance avec Norman Bates, Hitchcock nous met déjà dans la situation du voyeur, éveille notre curiosité malsaine afin de mieux nous faire éprouver la frustration : pas de coït ni de corps dénudé sur lequel nous pourrions nous rincer l'œil, il faudra attendre longtemps, très longtemps même, avant de voir nos désirs coupables enfin satisfait lors d'une scène de douche, désormais mythique, durant laquelle sexualité et terreur s'uniront au son de Bernard Herrmann.


Pour l'heure, c'est notre subjectivité qui est mise sous influence avec ce regard posé sur Marion, l'anti-héroïne parfaite, la modeste employée de bureau dont la liaison adultérine est le seul piquant d'une vie fade et ordinaire. La proximité est là, son point de vue est partagé sans retenue, tout comme notre adhésion complice à son idéal romantique et au larcin qu'il provoque. Mais toute la malice du cinéaste sera justement de retourner cette situation émotionnelle et de transférer par la suite notre adhésion sur Norman lorsque nous le découvrirons sous les traits d'un jeune homme timide, brimé par une mère castratrice. Il va éveiller en nous aussi bien de la compassion que de la pitié, sentiments qui seront vite mis à mal lorsque l'horrible vérité fera surface, nous précipitant un peu plus vers l'effroi et l'incompréhension.


Hitchcock pousse un peu plus loin la manipulation en agissant de manière presque subliminale sur nos perceptions. Comme à son habitude, il multiplie les références aux détails a priori anodin afin de leur donner un sens nouveau. Ainsi, dès les premières minutes les échanges triviaux mettent en avant le rapport à la mère, tissant subtilement les premiers éléments de l'intrigue tout en instillant le trouble dans nos esprits cinéphiles. Attentif, sur le qui-vive, on scrute l'écran dans l'espoir de décoder les indices laissés çà et là à notre attention. Mais c'est peine perdue, le British, maître es manipulation, récite son art à la perfection.


Les détails "réels", les moments conscients de l'histoire, vont être déformés par son regard pervers, rien ne sera laissé au hasard pour nous tromper. Ainsi les péripéties survenues lors de la fuite de Marion (le policier sur la route, les négociations avec le vendeur de voitures) seront subverties par un hyper-réalisme laissant poindre une angoisse patente. Les éléments visuels vont se doter d'un symbolisme troublant : les oiseaux empaillés qui dominent l'espace vital de Norman, la juxtaposition des figures horizontales et verticales (hôtel Bates/ maison familiale) qui illustrent la dualité, la pluie qui accueille l'héroïne à hôtel et qui annonce son destin funeste (comme dans Rebecca par exemple)... mais c'est surtout la manière avec laquelle Hitchcock incorpore ces éléments dans le récit qui leur donne un pouvoir anxiogène : c'est une caméra qui s'attarde nonchalamment sur la salle de bain, c'est l'argent volé qui semble échapper à Norman ou encore, c'est le registre portant l'écriture de Marion offert au regard de l'enquêteur Arbogast.


Mais si Psycho est aussi troublant, c'est également grâce à un cinéaste qui ne se prive pas de jouer avec les traditions cinématographiques. En faisant disparaître sa vedette (Janet Leigh) dans la première partie du film, en fragmentant la figure du héros (Arbogast, Sam, Lila, le shérif), Hitchcock nous sort immanquablement de notre zone de confort et initie un malaise que la mise en scène et la direction d'acteur ne feront qu'accroître.


Sur le plan narratif déjà, on appréciera cette magnifique rupture de ton, à la faveur d'une halte nocturne, et qui voit un récit en chasser un autre. Ou quand la structure narrative même du film évoque magnifiquement la notion de dualité ! Celle-ci s'invite tout aussi pernicieusement dans les conversations, comme lors de l'échange entre Marion et Norman, qui fait subtilement écho à celui de Marion et Sam à l'hôtel, durant lequel les phrases de l'un trouvent une résonance dans la vie de l'autre : " Sometimes, we deliberately step into those traps. ", " We all go a little mad sometimes "...


Mais l'intensité maladive, ce basculement vers la déraison, découle également d'une manière de filmer pour le moins suggestive : les contre-plongées dans l'obscurité tenace exaltent angoisse et vertige, les vues parcellaires de la maison renforcent sa dimension surréaliste, la vision plongeante de Norman transportant sa mère dans les escaliers annonce avec force l'inexorable progression dans la folie. Après nous avoir fait adhérer au point de vue des personnages, Hitchcock nous fait partager leur déraison et nous tend un miroir déformant sur lequel se reflètent nos failles intimes .


Ce petit jeu pervers auquel nous nous prêtons de bonne grâce trouve son paroxysme dans la dernière partie du film. L'horreur diffuse, exaltée par la partition d'Herrmann et le subtil jeu de Perkins, doit également beaucoup à la prestation de Janet Leigh. Beauté glaciale, digne héritière des héroïnes hitchcockiennes, elle dégage à elle seule une sexualité et une ambiguïté qui trouveront leur point d'orgue dans la fameuse scène de la douche. En l'espace de quarante-cinq secondes, la manipulation subliminale touche alors au sublime et sème l'effroi en même temps qu'elle ravage le subconscient : blanc hallucinatoire, figure cauchemardesque, violence fulgurante ! Éminemment sadique, le montage se confond avec l'arme du crime en épousant le rythme des coups donnés et marque notre imaginaire. Profondément perverse, la réalisation utilise conjointement dialectique du désir et de la mort (corps qui s'offre à la douche, bras qui se tendent, mains qui s'agrippent, anneaux du rideau qui lâchent tour à tour...) afin de parachever notre malaise. La tentative de rationalisation lors de l'échange avec le psychiatre n'y changera rien, le mal-être se fait insistant et il est d'autant plus dérangeant qu'il épargne notre plaisir cinéphile : virtuosité technique, élégance esthétique, Psycho est grand car il est aussi beau qu'effrayant.

Créée

le 9 août 2023

Critique lue 81 fois

6 j'aime

5 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 81 fois

6
5

D'autres avis sur Psychose

Psychose
Kobayashhi
9

Allez à la douche !

Parfois il faut s'y prendre à plusieurs reprises pour voir ce qu'une œuvre a dans le ventre. Surtout quand celle ci est sur-vendue, associée à une pléiade d'hommages et parodies diverses et variées...

le 26 mai 2014

110 j'aime

Psychose
Sergent_Pepper
9

“We all go a little mad sometimes”

L’incursion d’Hitchcock dans les abîmes de la perversité est une réussite magistrale. Alors qu’on aborde des sujets complexes et retors, c’est par une certaine économie de moyens que la construction...

le 5 juil. 2013

103 j'aime

22

Psychose
SanFelice
10

Vertigineux

Il est bien entendu absolument absurde de vouloir écrire une critique intéressante au sujet d'un film sur lequel tout a déjà été écrit depuis des décennies maintenant. Je vais donc me contenter, non...

le 7 juin 2014

62 j'aime

16

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

84 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12