« Une des plus belles choses qui soient au monde »

En ce début des années 1940, John Ford se trouve plus que jamais à la plénitude de son art. Après avoir renouvelé superbement le western avec Stagecoach, il réalise trois films fondateurs sur les épisodes-clés de l'histoire des États-Unis : Drums Along the Mohawks (Guerre d'Indépendance), Young Mr. Lincoln et The Grapes of Wrath (Grande Dépression). Puis, a contrario, dans une atmosphère volontairement hors du temps, le sublimement poétique The Long Voyage Home, le plus inclassable et avant-gardiste de tous ses films. Dans cette perspective, How Green Was My Valley apparaît comme une véritable consécration, une première apogée du cinéma de John Ford, seulement égalée vingt ans plus tard par The Man Who Shot Liberty Valance, récapitulation magistrale de l'oeuvre et de ses enjeux.


De manière paradoxale pour ce qui sera le film le plus autobiographique de l'auteur, How Green Was My Valley n'est pas né d'un projet personnel de Ford. Darryl F. Zanuck voulait répondre à l'éclatant succès remporté par l'Autant en emporte le vent de Selznick en adaptant le roman de Richard Llewellyn qui raconte le déclin d'une famille de mineurs gallois au tournant du XXe siècle. Le directeur de la Fox voyait ainsi How Green Was My Valley comme une épopée de quatre heures en Technicholor avec Tyrone Power, Laurence Olivier, Katharine Hepburn et Greer Garson dans les rôles principaux. Mais Zanuck dut revoir ses ambitions : les financiers de la Fox à New York s'inquiétèrent pour le budget et le scénario fut réduit de moitié pour arriver à une durée conventionnelle de deux heures ; la couleur fut abandonnée au profit du noir et blanc. La préproduction fut largement supervisée par William Wyler, emprunté à Goldwyn, mais Ford fut à l'origine de la sélection des deux actrices principales, alors peu connues. Comme on le sait il entamera une fructueuse collaboration avec Maureen O'Hara (quatre autres films, et quelques-uns des meilleurs de Ford, jusqu'en 1957). Un peu insipide dans les films qu'elle tourna précédemment avec Alfred Hitchcock ou Dorothy Arzner, elle se révèle ici une formidable actrice en sublimant le personnage d'Angharad par une sensualité troublante qui annonce une existence douloureuse. Dans les superbes gros plans de How Green Was My Valley, comme lorsque son visage apparaît, soudainement illuminé par une lumière d'une éclatante blancheur lors du dialogue décisif avec Gruffyd, Ford caresse littéralement le visage de son actrice, avec une intensité qu'il n'avait plus connue depuis Katharine Hepburn dans Mary Stuart.


Deux autres acteurs devinrent des membres importants de la troupe de Ford : le cinéaste sera fidèle à l'attachante actrice britannique Anna Lee en lui donnant des rôles secondaires jusqu'en 1966 et Seven Women ; quant à Donald Crisp, il remportera un Oscar pour son interprétation émouvante du patriarche Gwilyn Morgan, qui assiste avec une impuissance douloureuse à la perte de ses repères et aux changements qui agitent le monde. Pour incarner la figure maternelle du film, indispensable chez Ford, la solide actrice irlandaise Sara Allgood était parfaite. La tête d'affiche masculine, Walter Pidgeon, qui venait de tourner Man Hunt sous la direction de Fritz Lang, incarnait un argument commercial pour le film. Il interprète Gruffydd avec quelque raideur, dissimulant une sensibilité qui rappelle celle de Gregory Peck. Mais la révélation vient surtout de Roddy McDowall, qui avait fait ses débuts aux côtés de Pidgeon dans Man Hunt. Avec une surprenante précocité, le jeune acteur semble avoir parfaitement compris les enjeux de son rôle, et incarne Huw avec une maturité et une gravité qui excluent toute mièvrerie.


Avec The Grapes of Wrath, tourné l'année précédente, Ford accorde désormais une place primordiale à la dimension sociale du cinéma. Mais le cinéaste porte un jugement beaucoup plus nuancé sur l'arrivée du syndicat, qui n'est pas présenté comme un triomphe mais comme une tragique nécessité. Le conflit entre le conservateur et le socialiste qui s'affrontaient en lui - et qui contribua à brouiller et fausser les interprétations politiques de ses derniers films - se reflète dans la division de la famille Morgan entre la croyance du fils aîné au syndicalisme et la défense entêtée du capitalisme par le père. Ford semble comprendre les arguments des uns et des autres, mais accorde nettement sa sympathie au syndicalisme, face à la mine, force malveillante qui étouffe la vallée et ses habitants et finit par la défigurer : sa fumée noire et ses flammes infernales répandent ses miasmes sur une vallée jadis verdoyante. De même, le propriétaire, symbole du capitalisme, est représenté comme un bourgeois d'apparence affable et bedonnante dont l'existence confortable garantit une totale indifférence à la réalité du travailleur. Le mariage d'Angharad avec son fils, hautain et méprisant, n'en sera que plus pathétique et sacrificiel. Et cependant, on ressent l’ambiguïté de Ford face au changement social, perte de repères et d'innocence qui contribue à l'effondrement du paradis perdu de la vallée. Lorsque les mineurs se mettent en grève, Huw et Gruffydd ont cet échange révélateur :



Huw : Qu'est ce que ça veut dire ?



Gruffydd : Cela veut dire que quelque chose a quitté cette vallée et ne sera peut-être jamais remplacé.



Un autre paradoxe du film consistait à raconter l'histoire d'une famille galloise d'un point de vue irlandais, celui de Ford. Mais les situations sociales et familiales universelles qui y sont représentées transcendent le roman de Llewellyn ou même le scénario de Dunne : en faisant appel à ses souvenirs d'enfance, le cinéaste y voit une occasion de traiter de l'une de ses grandes préoccupations, la destruction des modes de vie communautaire reflétée par l'éclatement d'une famille. La scène de séparation familiale la plus poignante, parce qu'indirecte et symbolique, tournée par Ford est peut-être celle où Huw trace une ligne sur une carte du monde pour montrer où sont partis ses frères et sa soeur.



Et tu es l'étoile qui luit sur eux depuis cette maison, à travers continents et océans, dit-il à sa mère.



La ruine du paradis perdu n'est pas uniquement le fruit du capitalisme ou des changements sociaux, mais est à chercher au sein de sa communauté même. L'intolérance et le puritanisme victorien détruisent l'histoire d'amour d'Angharad et Gruffydd, sublimée par la sensibilité des deux interprètes et celle de Ford qui, parfois maladroit dans les scènes d'amour, excelle ici à évoquer le sentiment qui domine le pasteur : la passion non partagée. Cela est particulièrement manifeste dans la scène de rupture où Gruffydd tente de masquer son impuissance affective par des considérations purement matérielles et incite Angharad à épouser le fils d'Evans. Choix tragique, qui voue Angharad au malheur conjugal. Et saisissante performance de Maureen O'Hara en femme passionnée, essayant désespérément d'arracher l'homme qu'elle aime à ses scrupules et ses conflits intérieurs.


Gregg Toland, qui venait de filmer Citizen Kane avec le succès que l'on sait, devait diriger la photographie du film mais, occupé par le tournage de The Little Foxes de Wyler, il fit appel à son principal collaborateur de la Fox, Arthur C. Miller. Choix qui s'avéra heureux puisqu'il fera de How Green Was My Valley l'un des plus beaux films noir et blanc de Ford. Avec de renversantes profondeurs du champ et de sublimes éclairages mariant intérieurs et extérieurs pour suggérer l'union de l'homme et de la nature, Miller donne un extraordinaire relief au village de Cwm Rhondda. La plasticité douce de l'image, la gradation mesurée de la luminosité, la plénitude lyrique qui émane de chaque séquence, donnent naissance à une telle perfection visuelle que le spectateur en vient à oublier le travail de la caméra, à voir dans le film un reflet de la vie elle-même.


La conception du cinéma développée par Welles et Toland dans Citizen Kane atteint ici une pleine maturité. L'ouverture ne montre que les mains de Huw adulte tandis qu'il range ses affaires dans le châle de sa mère et s'apprête à quitter la vallée. La caméra s'éloigne et se dirige vers une fenêtre ouverture, guidée par le désir magique du narrateur de faire revivre un monde perdu. La décision d'utiliser ce genre de narration distanciée, méditative et contrapuntique - s'opposant ainsi à celle adoptée par le film noir, souvent marquée par l'urgence, la nervosité et la nécessité d'éclairer une situation présente - n'est étonnamment pas due à Ford, mais bel et bien à Zanuck (« Il faudrait faire la plus grande partie du film avec Huw comme commentateur invisible, avec de nombreuses scènes silencieuses, juste avec sa voix en off »).


La mise en place du film révèle immédiatement la texture physique presque palpable du village, la qualité subtilement onirique de la mise en scène. Les souvenirs de Huw sont introduits par une atmosphère irréelle, de l'ordre du merveilleux, fruit d'une parfaite alchimie entre la stylisation visuelle, l'absence de dialogue et la superbe musique d'Alfred Newman. A partir de cet instant, le souvenir ne sera plus qu'un effort tragique et désespéré pour réprimer la réalité, pour enfouir l'éveil de conscience que semblait impliquer la dimension sociale du film. Les mouvements des personnages s'inscrivent dans l'espace spatial et géométrique de la narration, figés dans une grâce presque divine. Difficile de ne pas garder à l'esprit Bronwen telle que la voit Huw pour la première fois, instant fugitif mais vivace, qui touche à un absolu du cinéma, de la création esthétique. De même lorsque, avec une grâce incroyable, un coup de vent soulève le voile de mariée de Maureen O'Hara alors qu'elle sort de l'église (selon le témoignage de l'actrice, Ford avait placé des ventilateurs sur le plateau pour obtenir cet effet) et que l'époux lève le bras pour attraper le voile, métaphore éloquente du caractère éminemment répressif de ce mariage. Une symbolique qui s'impose à nous avec une évidence presque salutaire.


Ford ne cesse de transcender et de pervertir la narration subjective par un usage complexe la profondeur de champ, lorsqu'il nous montre, par exemple, le drame silencieux qui se joue entre Angharad et Gruffydd au premier plan, alors que Huw est rejeté dans le fond de l'image, comme pour montrer sa conscience partielle et distanciée des événements. Huw est aussi un héros fordien raté, parce qu'il incarne l'égarement et la psychose qui résultent de son enfermement dans le devoir et la tradition. D'abord paradis terrestre, lorsque Huw semble renaître dans une nature luxuriante, la vallée devient en effet source d'enfermement, ce que suggère l'atmosphère plus claustrophobe que chaleureuse des intérieurs. La décision de Huw de suivre son père dans la mine au lieu de quitter la vallée pour étudier le droit ou la médecine, dérange le spectateur, parce qu'elle va à l'encontre de la dimension sociale du scénario, que le jeune garçon se refuse à voir. Prenant modèle sur Gruffydd, il hérite de son sens du devoir et de son abnégation autodestructrice. Mais son choix est également motivé par l'idéal de pureté qu'il place au centre de son existence, symbolisé à la fois par la vallée et par l'amour chaste qu'il éprouve pour Bronwen, et sa désillusion concernant les études face aux humiliations qu'il a subies en dehors de la vallée. Le personnage ne se décidera à quitter son paradis perdu que lorsqu'il atteindra une cinquantaine désabusée, voyant la dégradation inéluctable de la vallée par la marche du temps.


Le caractère pathétique du personnage se trouve cristallisé lorsque Huw remonte de la mine, avec le cadavre de son père. « À la fin, quand l’ascenseur de la mine atteint la lumière du jour, Huw regarde dans le vide, les yeux tournés vers l’intérieur, et non vers l’extérieur, fixés sur une âme désolée qui n’a rien à contempler », remarque Tag Gallagher. Le regard sur le passé devient stérile et refermé sur lui-même, est condamné à la répétition et au ressassement d'images de bonheur figées et illusoires. Dans cette optique, les derniers plans du film poursuivent cette dynamique en réunissant Huw, ses parents, ses frères et sœurs, sommet émotionnel de l'oeuvre qui apparaît nettement comme une image de la vie après la mort. Une chimère qui ne fait que souligner le désespoir profond et tragique qui émane de l'oeuvre.


Quand il s'agit de désigner le meilleur film de Ford, How Green Was My Valley est parfois un peu oublié, s'efface devant les monuments que sont The Searchers ou Liberty Valance. C'est peut-être, en effet, le moins évident de ses chefs d'oeuvre, mais aussi le plus riche, le plus beau et le plus sincère de tous. Tag Gallagher : « Une des plus belles choses qui soient au monde », tout simplement.

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le 11 août 2017

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