Le temps passe, les scènes se succèdent, et tu reprends conscience, en train de te demander ce que t'as fait pour mériter ça. Dans le quatrième film du réalisateur espagnol, on assiste à l'une des meilleures synthèses de l'exubérance espagnole, mi-Movida, mi-Almodóvar (mais n'est-ce pas la même chose ?), foisonnante, émouvante, cohérente.
Choral, le film met en scène une sacrée famille : la grand-mère qui invoque tous les saints, s'occupe des enfants, leur apprend que Balzac est romantique et Goethe réaliste et adopte un lézard qui les a suivi au parc ; la mère fait des ménages, baise un coup dans la douche du dojo avant de s'entraîner un peu au bâton pour mieux tuer son mari avec l'os à jambon en temps voulu ; le mari, chauffeur de taxi, raconte au calme qu'il a écrit des lettres à Hitler en reproduisant l'écriture d'une amie, notable allemande ; et les enfants... bah se droguent, mais ça c'est quand ils ne se font pas "adopter" par le dentiste. Dentiste qui décroche d'ailleurs la palme de la meilleure scène, avec ces grimaces surréalistes, qui donnent envie de rire mais qui laissent soupçonner un dérangement sexuel, qui s'avèrera véridique.
Et c'est cette fine ligne qui donne toute la force à l'univers almodovarien : tu rigoles, tu te laisses embarquer, et au milieu du lac, tu regardes autour et tu te rends bien compte que ce qui fait rire par le décalage et l'exubérance, c'est bel et bien glauque ; t'avais raison de t'inquiéter pour le gosse assis sur la chaise médicale, t'avais raison de craindre le pire pour cette famille vraiment pas ordinaire.
Il est très souvent réducteur de penser que les réalisateurs à la patte reconnaissable font encore et toujours le même film (Xavier Dolan, Woody Allen, Pedro Almodóvar, Wong Kar-Wai). La preuve en est ici cette fin amère, magnifique, qui démarre avec ce plan-séquence collé au visage de la mère qui à la base ne cherche qu'à joindre les deux bouts, à payer la dernière facture et les courses et la télévision, qui rentre désormais seule, coupable du meurtre de son mari, le reste de la famille s'en allant au village. Elle rentre, et c'est pas possible comment cet appartement n'est plus le même, il est triste sans la folie ordinaire qu'on a suivi avec délice pendant tout le film. Elle regarde par dessus le balcon, et l'urbanisme qui se donne à voir (des blocs de quartier) ne laisse la place pour aucun rêve. Une dernière note d'espoir viendra apaiser son âme, peut-être la décharger physiquement de toutes ces contraintes, que lui imposait majoritairement son mari.
L'air de rien, ce film banal en apparance s'avère être putain de révolutionnaire, explosif, fou. C'était ça l'horizon auquel s'accrochait l'Espagne des années 1980, faisant très vite le deuil de Franco : gloire aux femmes, gloire au sexe. L'air de rien, comme si c'était déjà normal.