Première incursion de ma part chez Naruse. En gros, nous retrouvons ce qui faisait la patte de Ozu, à savoir une peinture du Japon moderne de l'après-guerre, mais ouf, sans l'ennui qui le caractérise parfois. Il s'agit avant tout d'une belle reconstitution sociale des conditions de vie des héritières du métier de Geisha : les hôtesses de bar.


Nous pénétrons dans ce microcosme social via la magnifique actrice Hideko Takamine, égérie de Naruse, en rivalité-amitié avec une autre. Affichant d'abord un profil digne en faisant son métier professionnellement, nous rentrons progressivement dans son intimité, révélant certains drames personnels qui ne tombent jamais dans le misérabilisme. En arrière-plan, une forte injustice sociale plane, une seule alternative s'imposant aux femmes issues d'origine modeste : le mariage ou cette vie-là, non seulement pour survivre mais aussi pour aider sa propre famille. Or, les temps n'ont guère changé : malgré certaines évolutions techniques (surtout la manière de se rencontrer), l'apparence physique, les flatteries, et le milieu de vie, constituent toujours l'apanage de ce métier. Bref, l'artifice se met au service du "ferrage" du client, avec une seule règle morale, relativement peu respectée car les tentations (sexuelles, économiques) sont nombreuses : ne pas coucher avec lui.


L'atmosphère de ce Japon nocturne, lancinante, accompagnée d'un air de jazz, est réellement bien reconstituée, à la limite de l'ivresse des sens. Quelques plans reviennent en boucle pour marquer le destin du personnage principal pris de mélancolie, comme les fameuses marches montant vers l'entrée du bar. Le réalisateur adopte un regard d'abord quasi-documentaire, et ne pose son jugement critique qu'en seconde partie, lorsqu'un extrême a été franchi, et dévoile alors les coulisses sordides et impitoyables de cet univers économique sous son apparence classe, réduisant ces femmes à des objets de consommation à peine déguisés. Malgré l'éthique du manager prenant soin à éviter une telle dérive, incarné par un Tatsuya Nakadai encore novice mais déjà très prometteur, elles tombent souvent sous l'emprise, tant sexuelle qu'économique, de leurs clients, les entraînant dans un cercle vicieux où elles perdent tout malgré l'apparence d'une progression du statut social.


Bref, l'un des meilleurs films que j'ai vu du genre, brillant avant tout par sa sobriété, son portrait précis d'un univers social peu connu, et son actrice principale qui fait vivre les contradictions de son personnage, pris entre son pragmatisme et sa dignité, son romantisme désespéré et son désir de changer de vie en se mariant. Et que dire du plan final qui fait monter en intensité cette impression d'une fatalité irrévocable. Comme bémols, quelques longueurs ici et là mais rien de grave, puis il faut aimer le genre du film social sans quoi on risque de s'ennuyer.


À ranger à coup sûr avec la trilogie de Gosha sur les geishas, Naruse nous livre un beau portrait, à la fois fidèle, impitoyable, et sans tomber dans le pathos, d'une femme de l'après-guerre, à cheval entre ses principes et son réalisme pragmatique.


(Critique rédigée en 2012)

Arnaud_Mercadie
8
Écrit par

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le 10 sept. 2019

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Dun

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