Babel without a cause
Le cinéma de Cristian Mungiu appartient à cette catégorie si facilement caricaturable, cochant à peu près toutes les cases du film d’auteur à festival : roumain, social, long, d’un pessimisme...
le 21 oct. 2022
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Avec R.M.N., Cristian Mungiu poursuit son exploration des structures de domination et des névroses collectives en plongeant au cœur d’un village reculé de Transylvanie. À travers la xénophobie à l’égard d’ouvriers sri-lankais embauchés dans une boulangerie locale, le cinéaste capte une Europe rongée par la peur du déclassement et le fantasme de l’identité menacée.
Le film s’ouvre sur le retour de Matthias, ouvrier taciturne et brutal, dans son village natal. Parti en Allemagne pour le travail, il revient habité par un ressentiment égal à ce que les ouvriers sri-lankais vont vivre très rapidement.
Leur arrivées dans la boulangerie locale déclenche une réaction en chaîne : d’abord murmure inquiet, puis clameur indignée, enfin rejet viscéral. En quelques scènes, Mungiu expose un processus universel, où la peur se cristallise autour d’un corps étranger, où la précarité engendre l’hostilité et où la communauté cherche à expulser l’élément perçu comme un intrus.
Ici, l’immigré n’est pas seulement un concurrent économique, il est un spectre qui hante l’imaginaire collectif, un symbole de l’effondrement d’un monde. Le discours identitaire n’est qu’un vernis : ce qui est en jeu, c’est la peur de disparaître, de devenir étranger chez soi.
Mungiu adopte une mise en scène sèche. Loin des effets de manche ou des emballements dramatiques, il privilégie les plans-séquences étirés. La caméra, souvent fixe, capte les visages, la crispation, la violence contenue. Cette approche atteint son paroxysme dans la scène du conseil municipal : un long plan-séquence où les habitants, en état de transe collective, vomissent leur peur et leur ressentiment dans un crescendo sidérant. Cette séquence, magistrale, évoque une assemblée médiévale jugeant une menace invisible, une conjuration où chacun cherche à se convaincre de la nécessité du rejet.
Le cadre joue un rôle essentiel dans cette impression d’étouffement. Le village, coincé entre montagnes et forêts, semble un territoire en vase clos, un microcosme refermé sur lui-même. La nature, omniprésente, n’a rien de bucolique : elle est menaçante, lourde, prête à engloutir les personnages. Les forêts transylvaniennes deviennent une métaphore du refoulé, un espace archaïque où ressurgissent les pulsions primitives d’un monde que la modernité n’a pas pacifié.
Mungiu pose aussi la question du rêve européen. La Roumanie, intégrée à l’Union européenne, oscille entre aspiration et désillusion. L’ouverture des frontières n’a pas apporté la prospérité attendue, et le modèle économique basé sur l’immigration de main-d’œuvre bon marché ne fait qu’exacerber les tensions. L’hostilité envers les Sri-Lankais devient un symptôme d’une fracture plus large, où le sentiment d’appartenance se délite face à la logique du marché.
Le personnage de Csilla, qui dirige la boulangerie et tente de défendre les travailleurs immigrés, incarne cette ambivalence. Son combat, d’abord animé par une volonté humaniste, se teinte progressivement d’un désir plus personnel d’émancipation. Son attachement aux valeurs progressistes semble aussi motivé par une envie d’échapper à la pesanteur du village, à ses traditions figées, à ses règles implicites. Là encore, Mungiu ne juge pas, il observe : la solidarité n’est jamais totalement désintéressée, et la peur n’épargne aucun camp.
En refusant la conclusion rassurante, R.M.N. ne cherche ni à absoudre ni à accuser, mais à exposer les failles d’un monde en mutation.
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Créée
le 9 juin 2024
Modifiée
le 25 mars 2025
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