Lorsqu'il s'agit d'adapter l'obscur - mais prolixe - Philip K. Dick, il y a plusieurs écoles.


Si l'homme a plus d'une quarantaine de romans (et plus d'une centaine de nouvelles) à son actif - ce à quoi Hollywood ne saurait rester insensible -, sa réputation d'hermétisme invite les réalisateurs à la prudence : certains jouent la carte de la sécurité en achetant les droits de ses textes les plus accessibles (Blade Runner, Planète Hurlante, Impostor, le Maître du Haut-Château...), qu'ils s'appliquent à moderniser avec autant de respect que d'inspiration. D'autres, plus frileux, se contentent d'un pitch de cinq lignes sans aller au-delà, préférant emprunter une route plus balisée et ramener l'intrigue dans les clous du sécurisant (Total Recall, Minority Report, l'Agence...). D'autres, enfin, on ne sait trop pourquoi (la passion, sans doute ?), choisissent la voie la plus risquée, quitte à mettre leur carrière en jeu, pour tenter l'impossible en connaissance de cause (A Scanner Darkly, le Valis de Tod Machover, ...).


Dès ses premières séquences, le doute n'est pas permis : Radio Free Albemuth appartiendra à cette dernière catégorie. Le lecteur ne s'en étonnera pas outre mesure : ce n'est pas un hasard si le roman éponyme est réputé pour être l'un des plus inaccessibles, des plus complexes, des plus abscons, d'un auteur qui n'est pas connu pour faire dans la facilité (ou pour sa santé mentale au beau fixe). Ce n'est pas un hasard non plus si son manuscrit a été refusé par l'éditeur, et s'il s'est résigné à en faire cadeau à son meilleur ami. Quelle déraison, alors, a pu pousser un réalisateur anonyme, sans le sou (ou pas loin), à s'attaquer à un ouvrage si atypique, dense et déstructuré ?
La passion, à nouveau ?
Las, il en faudra plus pour être convaincant.
Quiconque voudra porter Radio Free Albemuth à l'écran devra être investi d'une ferveur religieuse.


Ferveur que John Alan Simons semble posséder, par chance (à moins qu'il ne soit possédé par elle ?) : il n'a ni les moyens, ni l'expérience, ni le matériel nécessaire pour s'attaquer à cet Everest métaphysique de la littérature SF. Personne (si ce n'est David Lynch, peut-être) ne le pourrait. Le livre est remarquable, unique, obsédant : il brille par sa façon d'entremêler fiction et autobiographie, mysticisme et philosophie, schizophrénie et lucidité, mais il n'a pas été rejeté sans raison. Trop impliqué dans sa rédaction, l'auteur n'y parvient pas (encore) à trouver le recul, le ton juste, l'angle d'approche approprié pour faire état de ce qu'il vit au quotidien - ou croit vivre - de manière convaincante. Il y parviendra dans Valis, authentique chef d'oeuvre littéraire qu'il aura rédigé dans la foulée, à partir des mêmes bases thématiques, et auquel Radio Free Albemuth a servi de brouillon. Brouillon, c'est le mot juste. Le récit est confus, mal construit, indiscipliné, incohérent : il part dans tous les sens et ne semble arriver nulle part. Il donne également l'impression d'un rêve (ou disons, d'un cauchemar) éveillé, d'un mauvais trip sous LSD, sans que les personnages ni leurs réactions n'en arrivent jamais à paraître crédibles, réels ou rationnels. Artificielle et superfétatoire, l'intrigue y devient le lieu symbolique où un esprit brillant, mais désespéré, se débat entre ce en quoi il désire croire et ce qu'il sait possible.


Un brouillon si bien transposé, du reste, que le film hérite de tous ses défauts : la lenteur (A Scanner Darkly paraît divertissant, en comparaison), l'incongruité, le propos ambigu, les aspects les plus kitschs (mention spéciale aux effets spéciaux nanardeux) et les plus déroutants. Mais il s'en approprie aussi de nombreuses qualités : l'intelligence, la profondeur, les fêlures, la paranoïa, la naïveté (aussi), la folie dure, l'originalité, la fièvre prophétique... au point qu'on pourrait croire que John Alan Simons, comme Philip K.Dick avant lui, croît en ce qu'il donne à voir. Et pourquoi pas, au bout du compte ? L'hypothèse, bien que grand-guignol, ne manque pas d'intérêt.


D'un point de vue formel, la bande son s'accorde à la perfection à ce fil narratif qui lui réserve une place de premier plan, et si le casting manque parfois de naturel, il n'en porte pas moins le film sur ses talentueuses épaules (Alanis Morissette en tête).


Pour peu que le spectateur soit capable d'arriver au bout de ce long, très long métrage, il en sortira retourné jusqu'aux tripes - sans trop savoir pourquoi, d'ailleurs, ni être en mesure de déterminer si ce qu'il vient de visionner était incroyablement bon ou incroyablement mauvais.
Ni pouvoir dire s'il a détesté ou, au contraire, s'il a adoré le voyage.


Sur la corde raide entre l'intellect et l'émotion, Radio Free Albemuth rend parfaitement compte de l'expérience qu'il entend décrire. Trop parfaitement, d'ailleurs, pour être à la portée de tous : seuls les curieux avides de nouveauté, les intellectuels que rien n'arrête ou les fans avertis pourront surmonter sans dommage cette authentique épreuve cinématographique.


En cela, quoi qu'en pensent les autres, ils ont beaucoup de chance.


Radio Free Albemuth a l'étoffe d'un film culte, mais également celle d'un grand incompris.

Liehd
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le 3 août 2015

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