Le cinéma est le principal thème de ce film, et peut être même celui de toute la filmographie de Quentin Dupieux. Car c'est souvent à travers la question cinématographique qu'il nous donne sa vision de la réalité : le pont entre cinéma et réalité est très clairement établi lors de la fameuse scène introductive de Rubber (2010), "No reason", qui donne sans doute la clef de compréhension de tout le système comique Oizesque, fait d'absurde et de non-sens primaire. Dupieux aime à arrêter son attention sur le cinéma, questionner son essence et s'inspirer de ce questionnement, détourner ses codes et finalement le déconstruire pour créer un objet nouveau, boiteux mais assez singulier pour valoir le coup d’œil. Dupieux, c'est ce sale gosse qui arrache violemment les membres d'une poupée, qui te les ré-assemble d'une façon monstrueuse mais qui reste extrêmement fier de te le montrer.
La première étape, peut être la plus évidente, a été celle de jouer avec la réalité formelle ou physique de l'objet filmique. Déjà, avec son superbe premier métrage Nonfilm (2001), il déconstruit littéralement le cinéma en imaginant une équipe de tournage s'amenuisant au fil d'un tournage absolument infernal. Dans Rubber encore, il s'amuse à représenter directement le spectateur pour mieux l'assassiner, et dénonce en quelque sorte par la même occasion le jeu de dupe que constitue le jeu d'acteur, voire le cinéma dans son ensemble, dans une scène d'une ambiguïté mirifique pas si éloignée des finaux de Sacré Graal des Monty Python ou de La Montagne sacrée de Jodorowsky. Caméra, acteurs, spectateurs... Dans un contre-pied aussi naïf qu'efficace, aussi impertinent que rafraîchissant, Dupieux pose sous un angle nouveau des composantes cinématographiques aussi fondamentales et commence à apposer sa marque de fabrique.
La seconde étape a été celle de jouer avec le langage cinématographique, beaucoup plus riche et donc potentiellement massacrable. Steak (2007), Wrong (2012) et Wrong Cops (2014) sont assez révolutionnaires de ce point de vue, notamment de par leur narration décalée et éclatée à mille lieux des sentiers battus. Mais plus pertinente encore que la narration est l'utilisation aussi joyeuse que loufoque des potentialités infinies du cinéma : un pneu animé qui explose des cervelles à distance dans Rubber, un palmier qui se transforme en sapin par la magie du montage dans Wrong... Mais c'est sans doute avec une des scènes finales de Wrong (aller à 19:40) que Dupieux pète son plus gros câble cinématographique, lorsque Eric Judor rêve de sa famille sur une plage : action "rembobinée", coupures dans la scène et brouillage de sa chronologie, invraisemblance apparente des propos et des actions... Ce passage onirique tout à fait malsain annonce Réalité mieux qu'aucun autres dans toute sa filmographie.
Réalité est finalement la réunion entre les deux types d'expérimentation que Dupieux a pu réserver au cinéma, et il est donc de ce point de vue le plus abouti, notamment dans la mesure où le premier, la déconstruction de la réalité formelle de l'objet cinématographique, sert parfois le second, la déconstruction du langage cinématographique, ici à son paroxysme. Par exemple, la première perte de pédales de la part du spectateur que nous sommes provient alors que la fille Réalité, que nous croyions encrée dans le réel, se révèle finalement être l'actrice d'un film en cours de production : c'est la mise en scène du tournage et de la projection d'un film qui permet de sauter à un deuxième niveau de réalité, de commencer le dérapage de la narration qui continuera à une vitesse exponentielle. Le film est un casse tête narratif progressif et sans solution, savamment orchestré tant on ne peut s'empêcher de tenter d'y voir du sens tel qu'il semblait y en avoir dans les premiers moments du film, et ce quand bien même celui ci ne retombe jamais vraiment sur ses pattes mais se casse plutôt la gueule joyeusement. L'utilisation du rêve, pouvant potentiellement justifier toutes les scènes et toutes les interprétations, est à ce titre pertinente. Enchevêtrement des réalités, rupture de la frontière réalité/rêve, anomalies de l'espace/temps (avec ce champ-contrechamp splendidement impossible dans lequel Alain Chabat se retrouve être au téléphone simultanément dans la rue et dans une forêt), remise en cause de l'identité... Dupieux ne nous épargne rien.
Parodie de Mullholand Drive ou encore d'Inland Empire de David Lynch, exercice de style pompeux et vide, expérimentation lumineuse et osée, fin logique et piteuse du cinéma de Dupieux, ou son apogée prometteuse... aucune de ces qualifications ne serait réellement injuste. En dynamitant allègrement la règle cinématographique fondamentale qui consiste à emmener son spectateur quelque part, Réalité est à la fois un hommage et un doigt d'honneur au cinéma, sa négation et sa pleine exploitation, une coquille vide et une poule aux œufs d'or. Sa négation, et sa réincarnation aussi, car peut être cette vision profondément originale et nihiliste du cinéma est une des (pas si) paradoxales meilleures façons de donner un second souffle à un art dont on dit parfois qu'il est mort. Ce qui est sûr, c'est que Dupieux aime le cinéma : difficile de ne pas le voir transparaître dans le personnage d'Alain Chabat qui se rêve auteur d'une série B, travaillant amoureusement ses gargouillements pour un stupide oscar.. Réalité, c'est un nonfilm, c'est du noncinéma, c'est donc pour ma part excellent.