Vivre pour voir le Kampuchéa démocratique est un privilège bien rare, réservé à peu d’élu·e·s. Voir le Kampuchéa démocratique et vivre pour le raconter l’est tout autant. L’obsession du réalisateur Rithy Panh pour la période et les événements relèvent peut-être de cette exception du survivant qui a commencé à parler et à montrer et qui ne peut plus s’arrêter. Qui ne peut plus s’arrêter parce qu’il y a trop à faire voir et qu’ils et elles sont trop peu à vouloir le dévoiler. Quant à entreprendre une exposition journalistique en situation, c’est une gageure qui semble peu réaliste.

Le choix des journalistes, justement, pour médiatiser les informations sur le régime cambodgien semble être une évidence, qui doivent être les acteurs de la transparence et de la publicisation de ce qui n’est pas visible. Mais ils se heurtent au mur de la propagande, qui tout à la fois les empêche de pénétrer les apparences et leur en dit très long sur l’endoctrinement et le régime de terreur exercé par l’Angkar (le parti) et la police politique. Et les met en danger d’une manière sourde et pourtant de plus en plus nette à mesure que leur séjour avance. On comprend que c’est un film d’horreur qu’on est en train de regarder, où la puissance de notre imagination fait la moitié du travail, où le danger tapi dans le hors-champ se révèle assez pour qu’on en mesure l’ampleur, où les protagonistes se noient petit à petit.

La pluralité des médias utilisés dans le film, qui peut surprendre, prétend exprimer la difficulté à débusquer l’information et à l’exposer sans risque. Là où documenter de façon indépendante est interdit, où la doctrine et les messages officiels doivent recouvrir la réalité, les pas de côtés effectués par les journalistes (Paul Thomas en premier lieu) sont les seules manières de s’échapper. Caractérisés à l’écran par le surgissement des images d’archives, sous le mode de quasi jump scare, qui brisent la gangue d’ouate créée par les hôtes des journalistes pour faire apparaître l’horreur dans son cru, les moments de fuite rappellent d’autant plus l’insécurité latente qui menace en permanence les personnages. Alors, l’écran protecteur de l’appareil photo, la mise à distance émotionnelle chère au photographe Don McCullin disparaît et la brutalité du régime s’impose.

Les moments d’émancipation et de capture du réel alternent avec des scènes de dioramas, fixes, où les journalistes français sont les figurines d’un monde où ils sont sous contrôle, guidés dans des tunnels de propagande, et où ils n’ont pas plus de marge de manœuvre qu’une petite sculpture de bois. La scène de diorama semble dire ce qu’est le monde totalitaire pour l’individu qui lui est étranger et prétend en saisir l’essence : au rebours de l’accouchement d’une société et d’un homme nouveaux, qui fait son lit sur les cendres d’un passé dont il faut faire table rase, il est l’immobilité d’un étau qui enferme, où aucune vérité n’affleure sans en payer le prix, sans disparaître. Il faut alors s’en remettre au bruit pour comprendre, au son, à la parole qui n’est pas plus fiable, engoncée dans une novlangue étrangère, où la traduction ne peut être prise pour vérité.

Les trois journalistes peuvent, dans une certaine mesure, être vus comme les nuances d’une même indignation face à l’horreur qu’ils constatent, les degrés d’un effroi dans la prise de conscience du monde où ils ont pénétré, le gradient de la déconstruction des a priori qu’ils pouvaient avoir en arrivant au Cambodge. Alain même, le plus susceptible d’adhérer, sans réserve au départ, à la propagande des khmers du fait de sa propre structuration politique, fait son chemin de Damas vers la réalité qui se dénude. Lui, l’idéologue, qui documentait moins que ses collègues (à l’écran, il est rarement montré utilisant ses instruments de journalistes ou prenant des notes), finit aussi désillusionné, dans son échange avec le « frère numéro un ». Et, alors que finissent de disparaître les derniers avatars de sa foi, ce n’est pas tant d’une terreur qu’il est saisi, que du sentiment insupportable de l’échec du projet révolutionnaire, celui qui devait faire advenir un nouveau monde et pas le détruire en cachette. Comment encore « rêver » après ça ?

Menqet
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le 18 juin 2024

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