Événement cinéphile à part entière, un premier film s’observe toujours attentivement car il est bien souvent révélateur des préoccupations premières de son auteur, ou plus généralement de son ADN artistique. Lorsque Merawi Gerima expose le sien, avec Residue, on ne s’étonne pas de retrouver une ressemblance notable avec celui de son père, Hailé Gerima, réalisateur éthiopien qui participa à l’émergence du cinéma afro-américain indépendant (le mouvement cinématographique L.A. Rebellion). Avec ce premier film semi-autobiographique, le jeune cinéaste affirme sa volonté d’épouser un cinéma engagé politiquement, traduisant avec ferveur la colère d’une population afro-américaine menacée par la gentrification. Une ferveur parfois maladroite, certes, mais qui sert à l’ébauche d’une démarche esthétique, d’une véritable vision cinématographique.
Une vision cinématographique dont les contours se devinent rapidement avec ce point de vue subjectif, enraciné dans l’intime, qui facilite notre propre immersion : en épousant le regard de Jay, cet étudiant en cinéma de retour sur les lieux de son enfance, nous entrons dans Q Street et découvrons un monde nouveau dans lequel nous sommes “l’étranger”, cet autre sur lequel on cristallise de la méfiance et de la suspicion. L'exploration se fait donc patiemment, chaque rencontre étant l’occasion de récolter une bribe d’information, un indice, nous permettant de comprendre l’histoire d’un quartier sur le point de disparaître. Un point de vue singulier qui permet, également, d’éviter de tomber dans une généralisation grossière, superficielle, et donc forcément déshumanisante. Ce ne sont pas des statistiques ou des clichés que nous découvrons, mais bien des individus dont l’authenticité perce à travers l’écran. Ainsi, outre la question raciale, on aborde aussi bien le mépris de classe des uns (les nouveaux arrivants sont blancs mais surtout très riches) que les errements des autres (délinquance, violence, au sein de la population historique). Si Residue cherche à diffuser un discours politique, il a le mérite de le faire sans verser dans la facilité ou l’angélisme...
Mais son originalité est plutôt à chercher ailleurs, dans sa capacité à nourrir cette dimension documentaire par une autre bien plus psychologique ou mentale : on ne plonge pas uniquement dans une certaine réalité sociale, mais également dans la conscience d’un personnage qui mesure, impuissant, l’immuable distance prise avec son passé, ses racines, et donc une partie de son identité. Pour ce faire, Merawi Gerima s’appuie sur une démarche esthétique qui donnera au film sa singularité. Le recours à la longue focale, par exemple, lui permet d’exprimer l’isolement de son personnage, diffusant l’idée qu’il est dorénavant perçu comme un étranger par sa communauté d’origine. Quant au travail sur le montage, il lui offre la possibilité de mettre subtilement en relief un sentiment en particulier, concentrant certains éléments afin d’exprimer toute leur symbolique. C'est ce que l’on observe lors de cette emblématique séquence où une discussion concernant la vie du quartier est mise en parallèle avec la vision saisissante d’un trottoir souillé par le sang. La colère s’exprime ainsi en surface de l’image, tout comme la nostalgie qui transpire de la confrontation entre des flash-backs mémoriels et l’instant présent, entre un passé aussi fuyant que lumineux et un présent définitivement morose. Le travail sur les couleurs et les lumières, plus généralement, permet l’élaboration d’un langage poétique particulièrement émouvant, comme lorsque les teintes orangées font de l’appartement de Jay le dernier bastion de résistance contre l’assombrissement du quartier.
Bien évidemment cette démarche esthétique ambitieuse ne se fait pas sans écueils, et on pourra reprocher la manière de représenter les différentes communautés à l’écran. En effet, si les habitants historiques sont toujours parfaitement identifiables, ce n’est pas le cas pour des nouveaux arrivants, dont les visages ne sont pas perceptibles, et de la police, dont la présence est reléguée en hors champ. Tandis que certains voient leur identité respectée, d’autres apparaissent, au contraire, déshumanisés. Une défaillance notable qui ne doit pas occulter les mérites d’un film désireux d’exprimer un fond sensible par sa seule mise en images. Ce qu’il parvient à faire épisodiquement, transformant par exemple une visite au parloir en retrouvaille fantasmée sur les terres de l’enfance, rappelant ainsi subtilement le rêve brisé qui est celui des laissés-pour-compte de l’Amérique...
(6.5/10)