On tient là pour moi l'un des meilleurs films de cette année avec Rien à foutre. Contrairement au titre qui laisse présager une sorte de craquage du personnage principal, compte tenu qui plus est du synopsis, le film se sert de ce slogan pour refléter la perte de repères dans la jeunesse d'aujourd'hui, qui se cache très souvent derrière les malheurs qui peuvent arriver brusquement au cours d'une vie, en l'occurrence ici, le deuil d'un être cher. Un thème vu et revu, qui est maintenant presque codifié, mais les réalisateurs sont assez intelligents pour donner une forme spéciale sur ce sujet, avec une justesse et un réalisme absolument pertinents.


Le film est divisé en deux parties assez distinctes avec d'abord le rythme du travail de Cassandre, hôtesse de l'air, qui fuit justement cette tristesse par ses voyages, ses soirées, et ses rencontres superficielles de quelques heures avant de repartir. La mélancolie est cependant ancrée dans son visage, et Adèle Exarchopoulos interprète cet état d'esprit avec une justesse brillante, jamais larmoyante, qui tente malgré tout de vivre indépendamment sans jamais s'attacher à quiconque. Ces aventures sont filmées de manière presque documentaire, caméra à l'épaule, avec des séquences très longues où Cassandre dialogue avec des inconnus. La première séquence où ils sont défoncés sur le canapé est magistrale, car elle permet de cerner un peu plus le personnage, sans en dire trop, au travers de dialogues absurdes mais drôles car très justes (toute personne ayant fini une soirée bourrée ou un peu défoncée sait à quel point ça peut partir dans tous les sens, même avec quelqu'un que l'on ne connaît pas forcément très bien. C'est d'ailleurs aussi une belle façon de montrer la fragilité émotionnelle de cette jeunesse.)


Et parmi ces rencontres, le film va aussi nous montrer comment Cassandre adopte cette superficialité dans sa manière de vivre ces voyages : entre les rencontres plan culs sur Tinder, sa volonté d'aller à Dubaï par ce qu'elle voit sur Instagram (la scène avec sa collègue qui lui dit qu'Insta c'est parfois faux, nous revient à l'esprit à la fin du film, avec une force de mise en scène très symbolique), on nous présente le personnage principal finalement comme une fille assez creuse, pas très intéressante, désinvolte et conformiste. Mais la suite du film va nous montrer que ce qui semble être quelqu'un de vide, est en réalité quelqu'un qui a été vidé suite à un évènement douloureux, qu'elle refuse de combattre en face.


Et ces plans très longs, en plus de nous ancrer dans un réalisme sur le travail abusif de Cassandre qui n'en démords pas malgré les heures difficiles (le film en profite d'ailleurs pour montrer les formations de sourire de 30 secondes, séquence délirante sur plan fixe où les personnages s'accumulent pour essayer de faire durer le sourire le plus longtemps possible) sont parfois entrecoupées de scènes langoureuses, avec une musique agréable. C'est parfois le ciel penché de l'avion qui décolle, parfois une discussion muette avec ces collègues, parfois Cassandre qui est pensive, comme n'importe qui le serait en marchant. Ce rythme marque d'autant plus cette mélancolie dans lequel est plongé notre personnage, et ce voilage qui lui fait face. Les quelques plans, très discrets, d'elle face à un miroir sont aussi très représentatifs de son manque de confiance, elle se regarde peu, elle s'évite. Mais ça ne l'empêche d'être vive et amusante avec ses amies, avec une bonne répartie. Elle essaie de vivre avec son malheur qui la ronge. Malheur qui sera bien plus présent dans la seconde partie du film, où son travail est suspendu.


Rien à foutre va alors se concentrer davantage sur sa famille, éclipsée et ignorée tout le long de la première partie. J'étais au début un peu déçu que le film prenne cette directive qui est souvent classique et pas très originale, mais même dans ce 2e acte, les réalisateurs l'emportent avec brio en ne cessant jamais de sous entendre la tristesse de cette famille. Entre les soirées qui se finissent à vomir dehors, les quelques moments légers avec les amis, une discussion absurde sur l'efficacité de la nouvelle voiture du père, les non-dits, les formalités administratives de l'accident qui causé la mort de l'être cher, tout est prétexte à éviter de dire l'essentiel, à en parler directement, car c'est beaucoup trop dur pour tout le monde. Mais malgré cela, la famille avance, et Cassandre réussit petit à petit à renouer et à y faire face. Tout est suggéré, jamais balancé comme l'aurait fait un vieux drame familial cliché, et tout est extrêmement juste dans les dialogues et les regards, à l'exception d'une scène un peu trop explicative par rapport au reste du film où le père parle tout seul face à Cassandre et sa sœur, mais qui est mis en scène de manière suffisamment intelligente, avec le père quasi absent sur les plans, pour appuyer sur ce moment intime que la famille n'a visiblement jamais eu.


A la fin de ces deux parties, Rien à foutre ne se termine ni bien ni mal. Ses personnages continuent de vivre, Cassandre continue son travail qui lui demandera beaucoup plus de rigueur et d'absurdité dans les demandes. Elle reste encore un peu creuse, se reflète sur les réseaux sociaux, mais elle apprend à vivre avec le malheur qu'elle a vécu. Le film nous nous fait pas la leçon, ne donne pas de solutions miracles, il montre le réel du temps que ça prend, au travers d'une jeune femme, magistralement interprétée par Adèle Exarchopoulos, qui apprend à y faire face malgré son rythme incessant de voyages, de vols et de rencontres. Cette justesse dans le propos est la force principale du film, qui ne le rend jamais larmoyant, et qui propose une splendide lecture du deuil avec une jeunesse qui est constamment en quête de repères.


C'est bien pensé, intelligent, et c'est ce qui rend le film très drôle et touchant, car il est avant tout très juste.

Guimzee
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le 16 mars 2022

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