Le conflit a beau être fini dans les faits, ses effets sont toujours palpables et empoisonnent un quotidien qui s'apparente de plus en plus à une nuit sans fin. Entre ruines et misères, rage et sentiment d'abandon, le peuple japonais panse péniblement ses plaies, tout en pensant laborieusement à l'avenir : comment celui-ci peut-il s'écrire sur un tel chaos, alors que Hiroshima et Nagasaki sont dans toutes les têtes et que la présence américaine rappelle constamment votre humiliation. À l'instar du cinéma italien ou de certains de ses compatriotes (Kurosawa notamment), Masaki Kobayashi filme le Japon par ses bas-fonds afin de nous en livrer un portrait sans concessions, fébrile et un peu maladroit, préfigurant joliment la dimension contestataire de ses futures œuvres (La condition de l'homme, Harakiri).

L’intérêt principal de Rivière Noire réside surtout dans sa description d'un quotidien sans fard, où la confusion et la désillusion semblent régner en maîtres. En épousant le regard consterné d'un étudiant qui s'installe dans une pension de famille, située en banlieue près d'une base militaire américaine, Kobayashi capte les errements de ces âmes en ruine et rend compte d'une réalité socio-économique qui en dit long sur l'état du pays : les logements sont insalubres, la famine et les maladies colorient l'ordinaire, la loi est aux mains des yakuzas, le manque d'argent dirige les consciences et les comportements (la propriétaire veut vendre aux plus offrants, les voyous louent leur service, les femmes leur corps, le marché noir prospère...). Mais de ce monde gorgé de grisaille et d'amertume, Kobayashi n'en fait pas qu'une description objective, en effet il y adjoint également ce regard critique qui fera sa marque de fabrique par la suite.

Ainsi, ses revendications sociales s'expriment par la bouche d'un locataire communiste qui mène la fronde contre la proprio et son projet d'expropriation. Il en profite pour stigmatiser les inégalités sociales et le libéralisme incarné par l'occupant US : le taudis servant de logement à la populace doit être remplacé par un hôtel de luxe destiné aux Américains, et pour que la vente se finalise, on installe enfin l'eau courante dans les lieux. La métaphore est certes peu subtile, il en sera ainsi durant tout le film, mais elle a le mérite d'expliciter le sentiment d'injustice qui accapare un peu plus les laissés-pour-compte de la société. Toutefois notre homme parvient également à faire preuve de finesse et pose les jalons du futur de son cinéma à travers des séquences élégamment suggestives : c'est l'agonie de ce Japonais qui se fait au son des avions américains, c'est la fuite de cette Japonaise sur une route s'enfonçant dans la nuit, abandonnant ses craintes et ses illusions sur le trottoir …

On le sent, sans le voir véritablement, le cinéma rageur de Kobayashi affleure parfois subrepticement, délivrant à la péloche ses meilleurs moments, même si l'ensemble demeure un peu désordonné. Ce sentiment est dû notamment au manque d'unité d'un film qui ne sait sur quel pied danser, entre réalisme social, drame et film noir. La confusion régnant au sein de la société semble avoir contaminé le film et parvient à en gêner la lecture. On est loin de la rigueur formelle affichée par Kurosawa (Chien enragé) ou Ozu (Récit d'un propriétaire) lorsqu'ils se sont attelés à un sujet similaire. Par contre, on appréciera cette mise en scène épurée, qui évite le pathos ou l'esthétisation indécente, afin de témoigner de la réalité de l'instant.

Si le contexte social nourrit l'essentiel du film, l'intrigue nous expose un triangle amoureux qui doit - on l'imagine - représenter la situation du pays à la sortie de la guerre : une femme pour deux hommes, un pays prit entre deux modèles distincts. En effet, à l'instar du Japon qui hésite entre un modèle traditionnel et un libéralisme à l'américaine, le cœur de Shikuzo va osciller entre un voyou magouilleur et un gentil petit étudiant. Si l'image n'est pas d'une grande finesse, Kobayashi évite le moralisme et parvient même à nuancer les attitudes de ses protagonistes, comme pour rappeler que la réalité est bien souvent plus complexe qu'il n'y paraît. Pour cela, il peut également s'appuyer sur une jeune génération d'acteur qui fera parler d'elle par la suite, comme Ineko Arima et Tatsuya Nakadai. Malgré tout, cette romance contrariée demeure le point faible du film, poussive et parfois confuse dans ses intentions, elle peine à véritablement nous intéresser.

Sans être totalement abouti, Rivière Noire révèle avant tout le talent d'un cinéaste à faire de son cinéma un art de la critique, comme le montre l'ultime séquence qui synthétise brillamment tout l'enjeu du film, avec cette jeunesse japonaise perdue entre deux rives.

Créée

le 20 oct. 2023

Critique lue 52 fois

2 j'aime

5 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 52 fois

2
5

D'autres avis sur Rivière Noire

Rivière Noire
Cinéphile_du_Grenier
10

J'adore

Que de Kobayashi! Son style est plus sombre que celui de Kurosawa; quelques insultes violentes; quelques coups brutaux, de violences conjugales; d'adultères, et de mesquineries. Ce n'est pas pour...

le 28 avr. 2016

4 j'aime

Rivière Noire
Procol-Harum
7

Street of shame

Le conflit a beau être fini dans les faits, ses effets sont toujours palpables et empoisonnent un quotidien qui s'apparente de plus en plus à une nuit sans fin. Entre ruines et misères, rage et...

le 20 oct. 2023

2 j'aime

5

Rivière Noire
Moorhuhn
7

Critique de Rivière Noire par Moorhuhn

Très bon portrait du Japon post-WW2, la Rivière Noire est un film à l'intrigue solide se déroulant dans un pays à peine remis de la guerre et encore sous « occupation » américaine. Kobayashi utilise...

le 11 sept. 2012

1 j'aime

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12