L’auteur aura toujours une fascination pour l’indicible : alors que son élan vital a toujours consisté à formuler ce qui le transporte, l’émeut ou fait vibrer ses personnages, se confronter à l’incompréhensible génère en lui une forme d’ivresse : est-il vraiment possible, face à l’innommable, de ne pas trouver les mots, de ne fournir aucune clé ? En somme : le réel, dans ses infinies variations, échappe-t-il au codage rassurant que la représentation artistique fournit au créateur et à ceux à qui il s’adresse ?


C’est là le point de départ de Saint Omer : Rama l’auteure, qui devisait dès le départ devant un parterre d’étudiants sur la capacité de Duras à faire de l’humiliation des tondues de la libération des « héroïnes en état de grâce », fantasme elle aussi la sublimation d’une femme contemporaine accusée d’infanticide. Assister à son procès, c’est en faire un sujet d’étude, à la manière dont l’avait fait Emmanuel Carrère avec Jean-Claude Romand, déplier la « spirale du mensonge » et tenter de comprendre, voire d’apporter à l’accusée qui, lorsqu’on lui demande les raisons de son geste, affirme qu’elle espère que le procès pourra les lui apprendre.


La posture est complexe : l’ego de l’écrivain entre en jeu, et avec lui, la pulsion démiurgique qui transformerait l’individu face à lui en sujet, objet de fascination et défi apporté à la formulation, page blanche vivante ne pouvant se remplir sans l’intervention de l’expert du langage. Autant de paramètres que maîtrise admirablement la documentariste Alice Diop, dont c’est ici le premier long métrage de fiction.


La restitution du procès va décaper tout ce que le sordide de l’affaire pouvait générer, en installant le spectateur sur les bancs de la cour d’assise. Le temps réel des interrogatoires favorise les plans fixes, explicite la durée de la procédure judiciaire, du protocole et des rôles joués par chacun : Présidente, avocat de la défense, avocat général. L’accusée prend une place croissante dans le cadre, jusqu’à des plans ne la quittant plus, reléguant au hors-champ les questions de la Présidente. Le jeu extraordinaire de Guslagie Malanda abolit le temps et l’espace, pour plonger dans la radiographie d’une femme ayant progressivement glissé vers le chaos, revenant patiemment sur une vie pourtant promise à un bel avenir, et dans lequel une série de circonstances conduisent à l’enfermement, la mythomanie et le déni. Les dépositions reviennent avec une grande finesse sur la complexité d’une femme éduquée, étudiante en philosophie, lucide et posée, qui, dans des tirades très écrites et presque théâtrales, fait le constat de sa destinée, en laissant quelques blancs qui paraissent opportuns lorsqu’on la met face à ses contradictions.


Le récit opte ainsi pour une forme de radicalité d’une légitimité à toute épreuve : c’est par la rigueur de la justice et la parole donnée aux acteurs du drame que le gouffre pourra être sondé. La durée des plans sur Laurence crée une accoutumance qui rend presque brutale l’irruption de contre-champs, rappelant la présence des auditeurs – et, en un sens la nôtre. La variation subtile de la lumière dans le tribunal (encore un superbe travail de la directrice de la photographie Claire Mathon), qui laisse supposer un ciel chargé de nuages au fil du vent (mais, toujours, hors-champ) alterne ainsi, de façon très ténue, entre les voiles d’ombre et les éclaircies sur un discours qui, malgré ses dérobades, avance et, surtout, parle à un nombre croissant d’auditeurs, ou plutôt d’auditrices.


Car c’est là l’autre parti pris d’Alice Diop, que de ne pas quitter son personnage d’observatrice (qui, clairement, renvoie à sa propre expérience) et de l’accompagner en dehors des scènes de procès. Le dédoublement des thématiques (elle est aussi enceinte, aussi dans une forme de déni, et développe un rapport conflictuel avec sa mère) est on ne peut plus explicite, et vient en quelque sorte briser tout ce que l’austérité du récit cadre pouvait générer. Le fait que Laurence Coly puisse être, dans sa monstruosité même, le point de cristallisation d’un racisme latent (la question du maraboutage proposé par le juge d’instruction, la thématique philosophique jugée peu crédible par sa directrice de recherche car trop éloignée de ses « origines africaines ») ou la porte-parole de questionnements féminins universels était déjà compris. Les flash-backs, les massages du ventre, le lien créé avec la mère de l’accusée sont autant d’éléments qui viennent scénariser et expliciter les thématiques, comme si la cinéaste n’avait pas osé laisser s’épanouir pleinement la radicale mise en scène du procès. Ressurgit alors l’intention première : l’ego de l’observatrice, double de la réalisatrice, qui se nourrit, se projette, souffre, pleure, exorcise jusqu’à la résilience finale, en emportant avec elle un chœur de femmes qui, dans le prétoire, pleurent toutes les enfants perdus. Ce choix, porté par une comédienne bien moins subtile que son alter-ego à la barre, devait révéler la portée universelle du portrait de la prévenue, tout comme l’était celui de Meursault dans L’Étranger ou Dominique Marceau dans La Vérité ; il échoue pourtant, bridé par une écriture trop didactique et un jeu de miroir réduit à la vision d’un nombril.


(6.5/10)

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le 28 nov. 2022

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