Dose de cynisme et de bonne conscience

Les Palmes d'Or décernées ces dix dernières années confirment que les satires sociales ont la cote à Cannes. L'âge d'or du Cinéma est révolu depuis la fin des Trente Glorieuses ; désormais, il faut bien justifier tant d'exhibition de luxe sur le tapis rouge en récompensant un film à message anticapitaliste qui rende justice aux démunis. Et si le message est très, très clair, voire binaire, et qu'en plus le film parvient à être divertissant, c'est carton plein !

Parmi tous les réalisateurs contemporains rôdés à ce genre de cinéma, Ruben Östlund est sans aucun doute l'un des plus doués dans l'exercice : indéniablement metteur en scène talentueux, scénariste inventif en pleine maîtrise, et expert en critique de la bourgeoisie ; pour le jury du festival, un tel CV excuse largement un manque criant de subtilité.

Bien sûr, le message de lutte des classes de "Sans Filtre" est très plaisant, et il est amené avec originalité. L'espace-temps clos de la croisière puis de l'île, où se côtoient en milieu restreint des ultras riches avec un équipage de prolétaires, forme un terreau particulièrement propice pour mettre en scène tout ce que l'auteur souhaite moquer : la vacuité du matérialisme - les millionnaires s'identifient tous à leurs business aussi lucratifs que destructeurs, puisque leur vie n'a été que cela -, leur incapacité à vivre en relation hors d'un système d'échanges économiques - le duel de pingres lors de la scène de l'addition -, leur capacité d'agir totalement annihilée - tous ces riches, jeunes comme vieux, ne savent à proprement parler rien faire -, et la veulerie du show-business qui dissimule à grands renforts d'illusions un immense vide intérieur et une incapacité à se confronter au réel - le couple de mannequins, à la plastique pourtant superbe, n'arrive à s'exciter sexuellement que par le recours à un jeu de rôle, où l'on se prend pour le plombier, autrement dit, quelqu'un dont l'action est incarnée.

Tout cela est bien vu, mais franchement trop à sens unique, trop bien calibré pour flatter le spectateur. Contrairement, par exemple, à un "Parasite", on ne sera jamais dérouté ou poussé davantage à la réflexion. Au contraire, dans les deux espaces-temps qui composent la majorité du film, la narration n'avance que vers la surenchère, à tous points de vue. Durant le visionnage, on a la désagréable sensation que toutes les bonnes idées étaient déjà contenues dans la bande-annonce, comme dans une mauvaise comédie française : la lutte des classes s'exacerbe, s'emballe, et les rapports de force s'inversent. D'ailleurs, pour combler le tout, le titre français on-ne-peut-plus explicite, "Sans Filtre", achève toute ambition de subtilité. On ne retiendra de la narration complète que certaines scènes cocasses et parfois, c'est vrai, jubilatoires.

Mais pour un film d'une telle durée, proposé par un réalisateur en pleine possession de ses moyens, le spectateur reste hélas sur sa faim : fallait-il que Östlund consacre 2h30 à ne montrer que cette phase destructrice, et rester dans un rapport qui certes s'inverse mais reste à nouveau un rapport de force, enfermé dans un cynisme désespéré ? A mon sens, la fable sociale aurait pu être bien plus mémorable si l'auteur s'était aventuré dans une dernière partie, qui reste toujours la plus difficile : montrer, sans naïveté, le sursaut d'humanité qui fait communion.

La dernière course de Carl, montrée trop timidement et qui se coupe brutalement pour clore le film, sonne à mes yeux comme un aveu d'échec ou de paresse. Comme si Östlund n'osait pas se frotter à l'exercice. Voilà pourquoi il n'est pas - encore ? - à mes yeux, un grand cinéaste. Il reste à l'échelon inférieur, en position de confort : l'échelon de ceux qui ne savent montrer à l'écran qu'un homme loup pour l'homme, sans oser s'essayer à manifester ce qui fait parfois, au milieu du marasme, sa grandeur...

Wlade
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le 15 déc. 2023

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