Accordez-Lui cette danse, vous irez à confesse après

Le film tel que je l'ai vu (en salle et très belle version restaurée) dure 7 heures 19 et est découpé en trois parties et donc trois séances... qu'il est possible de voir dans une même journée (en tout cas, au MK2). Personnellement, je l'ai vu à raison d'une partie par jour.


Le glas, les cloches, l'accordéon lancinant et déchirant ; la pluie qui ne cesse de tomber, détrempant les sols, ruisselant sur les visages, sur les vêtements ; les sifflements du vent d'automne ; toutes les nuances de gris, du plus clair, presque blanc jusqu'au franc anthracite, presque ou carrément noir (du crépuscule ou de la nuit profonde) ; les bâtiments délabrés d'une ferme collective tombée en décrépitude et qui vient de "mettre la clé sous la porte" (on est en Hongrie, juste après que l'Europe de l'Est a été libérée du communisme, la ferme pouvant symboliser la Hongrie dans ce virage politique majeur). Les habitants de l'espèce de petit village que représente cette ex-ferme collective, en fait son personnel, sont : trois couples (les Schmidt, les Kraner et les Halics) se partageant ou disputant l'argent du troupeau de vaches qu'ils viennent de vendre, un instituteur (Futaki), le docteur (sans nom), l'ex-directeur de la ferme (sans nom), le contrôleur du bus qui mène à la ville la plus proche (Kelemen, en chômage technique tant que les routes sont impraticables du fait des pluies diluviennes et de la boue), la famille Horgos : la mère qui vit en exclue de la petite communauté, ses deux filles aînées qui se prostituent pour ramener un peu d'argent à la maison (elles exercent dans un moulin désaffecté aux allures de grange à grains), le fils de 16, 17 ans : Sanyi, et une fille de 9, 10 ans : Estike. Il y a également le patron du bar du lieu. Et bientôt deux revenants que tous croyaient morts : Irimias, mi-escroc mi-illuminé ("libérateur", comme certains le pensent ? "chercheur", comme il le dit ?), devant qui tous ceux de l'ex-ferme cèdent (c'est qu'il est capable de construire un château avec de la bouse de vache, dit l'instituteur, dans la 1ère partie du film) ; et Petrina, son second. On apprendra au fil de l'histoire que Sanyi complète le trio (comme sous-fifre). Voilà les personnages principaux de la petite communauté (quand on les a bien en tête, ça facilite la compréhension de l'intrigue).
S'y rajouteront progressivement quatre habitants de la ville voisine : un mystérieux commissaire (de quelle administration ?), dont dépendent et auquel rapportent Irimias et Petrina ; un non-moins mystérieux M. Pater, marchand d'armes (et vendeur d'explosifs) ; et, vers la fin du film, deux fonctionnaires (relevant de la même administration que le commissaire) qui décortiqueront le "rapport de police" fait par Irimias sur les membres de l'ex-ferme collective.
Ces précisions pour dire que le film raconte une histoire... sans doute un peu floue (peut-être un peu à la Kafka), structurée en larges chapitres, et racontée de façon pas absolument chronologique (ainsi certains événements sont vus deux fois, par ex. en partie 1 et, trois ou quatre heures plus tard, en partie 3), sans que cela soit réellement gênant. Une histoire qui n'est, quand même, pas facile à suivre (parce qu'elle s'étire beaucoup, qu'elle s'attarde incroyablement sur certains "détails" qui peuvent sembler anodins ou triviaux), ni facile à interpréter. Qui va ici et puis là, comme le fameux tango du titre. Une histoire qui n'est peut-être pas essentielle au film. Une histoire satanique ? En tout cas, triste, sombre, moche, laide et même affreuse. Grossière, terrible, parfois risible ou... déchirante et même noble, mystérieuse, puis de nouveau triviale, vulgaire, basse. On passe par toute une palette d'actes et de sentiments ; on ne sait jamais sur quel pied danser. Les personnages sont tous ou presque à la fois fascinants et repoussants. Le plus irritant, le plus détestable étant, pour moi, Irimias. Mais dans l'ensemble, la galerie des personnages est gratinée. C'est aussi un des grands mérites du film : il décrit et fait vivre devant nos yeux des personnes qui existent vraiment, qui valent ce qu'elles valent (sans doute, pour la plupart, pas grand chose), mais qui sont humaines, vivantes, avec leurs faiblesses, leur petitesse, leur possible fausseté, leur laideur et... par instants, leur miraculeuse beauté. Ce ne sont pas des pantins qu'on agite devant nos yeux, mais de vrais êtres humains, misérables, qui ne savent pas où ils vont, ou qui sont persuadés de diriger le monde, ou qui veulent tout faire sauter.
Je ne veux pas trop en dire. Ou parler de tout. Ou répéter ce que d'autres ont déjà dit ou clamé. Reste que la photographie en noir et blanc est sublime. Absolument sublime. La bande son également. L'une et l'autre sont extrêmement marquantes. Certaines scènes sont mémorables, d'autres terribles. La petite Estike m'a un peu rappelé la Mouchette de Bresson. "Le docteur" est un personnage unique, pathétique ; je me suis même demandé au moment de l'épilogue si toute l'histoire du film n'était pas entièrement sortie de son imagination, s'il ne l'avait pas entièrement inventée.
Encore une chose ou deux. Les visages des habitants de cette ferme collective sont parfois filmés de telle façon (en gros plan) que leur beauté soudain crève les yeux, alors que tout le reste du temps, on peut les trouver quasi repoussants... presque tout, au cinéma, étant une question de lumière, de chef-opérateur. Et il y a un moment qui m'a beaucoup plu : un très lent zoom (ou travelling ?) avant sur un grand-duc (l'oiseau nocturne) juché sur la rambarde d'un balcon et qui dévisage la caméra en se demandant ce que c'est : magique.


Je sais bien que certains sont passés à côté du film. Tant pis pour eux. C'est un film sans équivalent (en tout cas, à ma connaissance). Un film complètement au dessus du lot. Superbe, d'une déchirante tristesse. Un film sidérant, époustouflant. Inoubliable. Un film qui, forcément, fait partie des 50 plus grands films du cinéma mondial. Un chef d'oeuvre absolu.

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le 25 févr. 2020

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Fleming

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