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Prendre le temps pour comprendre, voir ou s’émouvoir, cela revient à être connecté au monde, à être sensible au réel et à ces instants précieux qui donnent à la vie tout son sens. C'est à cette connexion que nous convie Béla Tarr avec Le tango de Satan, film-fleuve évoluant en bloc de longs plans-séquence, en moments immersifs dans lesquels il est impossible de tricher et de se mentir.


C'est d’une communauté dont veut nous parler le film, une “ferme” où la déchéance s’est installée. Adultère, prostitution, alcoolisme, trahisons, enfants délaissés, tous ces maux règnent dans ce patelin désillusionné, vestige d’un régime communiste effondré. Une seule chose maintient ce petit monde en vie, une somme d’argent colossale, fruit d’une année de labeur acharné et symbole de l’évasion potentielle de cette morne plaine où chaque pas dans la boue donne l’impression d’avoir un boulet de bagnard à traîner. Mais, quand ils apprennent qu’Irimias et Petrina reviennent, ceux-ci s’étant fait passer pour morts pendant plus d’une année, tout le monde s’affole car ils voient dans le premier une figure prophétique, mi-Christ mi-Satan et probablement charlatan, au potentiel salvateur pour la communauté.


Cela dit, le cinéaste ne cherche à poser aucun jugement, privilégiant un travail de mise en scène capable de remodeler l’histoire souterraine des personnages afin d’en éclairer les multiples facettes, comme s’il fallait à tout prix filmer la vie telle qu’elle est réellement, nue, crue, splendide et tragique à la fois. Une ambition annoncée immédiatement par ce prologue taillé dans un seul plan séquence d’une dizaine de minutes : un travelling hallucinant suit le périple d’un troupeau, tout en nous faisant découvrir le décor d’une vaste ferme collective hongroise dans un état de décrépitude et de misère. Puis le mouvement s’interrompt et revient au plan fixe, plaçant au centre de l’image la perspective d’une route toute droite qui se perd dans l’horizon lointain. Le ciel est ténébreux, le sol fangeux, et la ferme semble s’être vidée de son activité. Tout laisse penser que c’est la fin d’un temps, d’un monde, d’un rêve nourri par l’utopie marxiste. Un schéma qui deviendra récurrent tout au long du film, chaque séquence étant appelée à se replier sur elle-même afin de ramener le récit à son point de départ, chorégraphiant ainsi une danse sans espoir, une danse infernale nommée tango de Satan.


C’est ainsi que Tarr s’emploie à la dilution du temps, allongeant la durée de chaque geste jusqu'à son point de rupture, conférant à chaque mouvement et à chaque parole l'impression d'une pénibilité extrême. La même scène se rejoue ici cinq, voire même six fois, un instant unique se voyant éparpillé entre la multitude des points de vue qui y participent ou qui le subissent jusqu'à donner l'illusion d'une circularité parfaite, d'un retour inévitable sur les mêmes pas et vers les mêmes erreurs. Dans cet univers qui interprète la fin d'un espoir comme la fin du monde, il n'y a plus aucune évolution qui soit possible. Comme Sisyphe chez Camus, comme Vladimir et Estragon chez Beckett, comme des pochards dansant les trois mêmes pas tout au long d'une nuit d'ivresse, les villageois sont condamnés à répéter les mêmes gestes, à vivre des journées semblables les unes aux autres jusqu'à l'épuisement, jusqu'à naviguer sur les vagues redondantes du temps, avant de s’échouer au petit matin sur le rivage des rêves brisés de la nuit passée. Le véritable drame, nous dit Bela Tarr, ne trouve pas son origine dans le parcours des uns et des autres, mais plutôt dans le fait que la vie est une farce dénuée de sens, une vaste comédie dont nous ne sommes que les clowns tristes.


La farce, bien sûr, se fait essentiellement sentir lorsque ces deux personnages étranges, venus d’on ne sait où, entrent en scène : Irimias, l’escroc, le guévariste au visage christique, et Pétrina, le suiveur aux allures de Sancho Panza. Deux pseudos fantômes revenus du royaume des morts, deux véritables marionnettes téléguidées par le pouvoir en place ! Dès lors, toute tentative de rompre avec la “mortelle inertie” est vouée à l’échec : les libérateurs sont en toc, les discours fallacieux, les velléités révolutionnaires parfaitement risibles. On s’en rend compte notamment grâce au traitement qui nous est fait de la “parole” donnée. Celle-ci, en effet, est soit affreusement logorrhéique (le flot de paroles insensées émanent d’Irimias), hallucinée (le chant possédé du bûcheron Kelemen), ou froidement manipulatrice (les directives de la police). Une langue qui reflète l’aphasie de toute une civilisation, l’extinction du sens dans cette vie devenue mascarade.


Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le film n’est pas purement pessimiste ou totalement désespéré : de par son esthétisme, il nous invite à prendre une certaine hauteur afin de rompre l’infatigable danse macabre, afin d’échapper à l’hubris (cupidité, orgueil...) qui provoque le désespoir et le délitement des liens humains.


Un appel à la résistance qui se fait entendre, tout d’abord, à travers le tintement mystérieux qui vient rythmer périodiquement le récit. Comme on mentionne immédiatement l’absence de cloche dans la chapelle locale, cette sonorité permet de transcender le réel et nous convie à ouvrir les yeux sur celui-ci. Cette narration nouvelle qui se développe sous plusieurs angles, et qui n’avance pas de manière linéaire, rend possible la description d’un monde de l’ambiguïté, un monde où il n’y a pas de vérité nette et tranchée, encore moins univoque et commune. La longueur des plans et la beauté de leur composition, notamment ceux qui s’arrêtent de manière saisissante sur les visages avec des cadrages presque incroyables, nous introduisent dans une forme contemplative de regard, où la temporalité de l’image imprime un autre rapport à l’action : ce qui demeure longtemps devant l’œil se met à parler, d’autant que la bande-son y injecte un rythme sourd et puissant comme un battement de cœur.


Pour nous aider à ouvrir les yeux, Bela Tarr poétise alors la tragédie de l’être humain dans un long épisode à l’imagerie particulièrement bouleversante. La petite Estike boit les paroles empoisonnées de son frère, croit au miracle des lendemains qui chantent, avant de marcher vers un destin funeste. Une marche éminemment symbolique, bien sûr, qui permet au cinéaste de mettre en lumière la progressive déshumanisation du monde : comme les enfants de Hamelin, les villageois mettent leur vie entre les mains du premier sauveur venu, pendant que le médecin - cet homme du savoir – se calfeutre chez lui pour ne plus voir. L'obscurité finale rappelle celle du début, le récit se termine là où il avait commencé : c’est bien la répétition de nos échecs qui entretient le rythme infernal du tango de Satan.


Le cinéma, c’est avant tout une question de sensations : de l’image, du son, du rythme et une véritable situation humaine”. Avec Le tango de Satan, Bela Tarr nous offre la possibilité de voir et de ressentir, de s’extraire du monde de la tromperie pour aller vers celui du vrai et de l’authentique. Contrairement aux faux prophètes, aux idéologues, ou aux agents de la police de la pensée unique, il met son art au service de la vie, la filmant comme au temps du cinéma primitif : sans coupe, sans travestissement, sans mensonge. Un cinéma du vrai qu’il érige comme un acte militant pour nous inviter en rentrer en résistance contre l’asservissement policier, la médiocrité et le délabrement des idéaux politiques, contre l’échec annoncé de tout rêve de bonheur. On est dans “le vrai”, nous dit-il, lorsque l’on ressent la pluie, le vent, la boue, lorsque l’on renonce à la gloriole pour vivre en accord avec son propre environnement. Une éthique qu’il a le mérite de poétiser élégamment, sans formalisme plombant, en donnant toute son importance au monde, aux hommes, au destin de ceux que l’on ne regarde pas habituellement. Futaki, le boiteux, devient ainsi le symbole de ce cinéma, lui qui renonce aux promesses de richesse pour sauvegarder sa liberté, pour chérir sa fragile et précieuse humanité.

Créée

le 25 nov. 2022

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Procol Harum

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