Sauve qui peut (la vie) doit être considéré, selon Godard lui-même, comme "son second premier film".De fait il correspond à son retour au "cinéma" après une période prolongée de cinéma militant (le groupe Dziga Vertov) et de cinéma vidéo.
Jamais mieux que dans ce film, en tout cas plus jamais par la suite, la profonde originalité de Godard, plus encore la force de son cinéma, n'est apparue avec autant d'évidence. Le but de cette critique est de faire partager cette évidence sans tomber dans des analyses absconses et totalement décourageantes.

L'entreprise n'est pas simple. Le cinéma de Godard ignore tout du récit classique. Cela dit, Sauve qui peut (la vie) peut être aisément abordée de façon intuitive, en se laissant porter, avec un plaisir évident, sans se prendre la tête avec des analyses prétentieuses, verbeuses et assez vaines. C'est après coup, quand les images reviennent, pas forcément dans l'ordre du film (évidemment), qu'elles se bousculent , qu'elles commencent à prendre sens, à se réorganiser que le temps de l'analyse est possible et pas forcément stérile.

On commencera - et on en sortira assez vite - avec l'abscons. Sauve qui peut (la vie) constitue l'exemple parfait (le terme est ici à entendre de la façon la plus positive) du film construit exclusivement avec les fameuses images-temps proposées par Gilles Deleuze. Répétons-le une dernière fois, le film ne peut pas être rattaché à un récit linéaire, balisé par des repères incontournables, une situation apparemment stable, un événement perturbateur, une succession d'événements juxtaposés, une résolution, positive ou non (lorsqu'elle sera négative, on trouvera le film original ...) Ce cinéma classique se caractérise donc par une succession d'étapes qui conduisent inévitablement à cette résolution - et la notion même de récit impose sans doute ce mode de construction. Dans sauve qui peut (la vie), Godard ne s'intéresse à aucun moment à une succession linéaire d'événements mais construit son film sur le temps des personnages, sur leur propre perception qui s'attache alors davantage à ce qui se passe entre les événements et qui ne peut pas apparaître dans un récit logique ou chronologique. On retrouve là, transposées au cinéma, les stratégies d'écriture, par exemple, de James Joyce. Cela n'empêche pas le film d'aborder, et de la façon la plus magistrale, les thématiques éternelles du cinéma, du désastre du couple à la critique sociale la plus aigüe.

Cette conception implique donc un détournement des codes classiques, qui s'avère souvent très brillant. Ainsi la scène classique des adieux sur un quai de gare, stéréotype par exemple du cinéma mélodramatique, qui intervient ici entre Jacques Dutronc / M. Godard et Nathalie Baye / Rimbaud est-elle magistralement détournée : les dialogues du couple sont totalement effacés par l'arrivée d'un train et lorsque celui s'interrompt, les utlimes propos, les seuls audibles sont pour le moins déconcertants (et paradoxalement éclairants) : "et c'est pas triste". Plus qu'aux faits, aux conclusions propres à chaque étape, Godard s'intéresse donc au mouvement entre ces étapes. Rimbaud (Nathalie Baye) est constamment sur le départ, dans la perspective du voyage (mais on reste dans la campagne suisse, on est loin du Harrar) et on ne la voit jamais qu'entre deux pauses, sur son vélo. De même cette idée de prédominance du mouvement sur la pause peut apparaître, de façon très rapide et très directe, lorsque Dutronc /Godard saute, par-dessus la table, sur sa compagne dans un ralenti très parlant. Ce mouvement en dit beaucoup plus que tout discours sur l'impossibilité de communiquer entre les deux personnages.

Le film est ainsi construit selon un mouvement qui ne renvoie à aucun schéma narratif mais qui tient plutôt de la musique - une pièce en trois mouvements (avec un épilogue très bref, précisément intitulé la musique) - autour desquels une nouvelle structure apparaît de façon somme toute très simple, et centrée sur chacun des trois personnages : l'imaginaire (Rimbaud - N. Baye), la peur (M. Godard - J Dutronc), le commerce (Isabelle - I. Huppert). Ces trois mouvements, étroitement imbriqués, à travers les croisements des trois personnages, leurs ruptures et leurs rapprochements, relient de la façon la plus subtile la crise du couple, individuelle ,et la question sociale, incarnée par la proposition de réponse de la prostituée dans le cycle du commerce. L'échec renvoie au cycle de la peur, (celle de Godard lui-même ?) qui réside sans doute dans l'impossibilité de choisir, de prendre une décision comme y parviennent, sans états d'âme, les deux femmes. Le titre du film traduit également, de la façon la plus subtile, ce double mouvement, entre les turbulences, les crises, les menaces, la peur ("sauve qui peut") et l'espoir qui perdure ("la vie") - que l'on peut également voir dans les premières images du film, un ciel dont le bleu est progressivement couvert par des nuages, mais pas un ciel d'orage - "et c'est pas triste".

Les noms des personnages sont évidemment emblématiques - et on retrouve ce souci d'exploiter les noms, avec l'humour aussi irrésistible que personnel de Godard, dans le personnage, certes plus anecdotique de M. Personne, client de la prostiuée pour le moins particulier (mais c'est peut-être aussi M. Tout le monde), interprété par le comédien ... Fred Personne.

Sur ces bases, tous les éléments du film (même la première partie, pas la meilleure, avec le social dans l'entreprise, autour d'un personnage portant également un nom emblématique - Piaget) prennent sens et force - sans qu'il soit utile de les intégrer dans une cohérence chronologique ou logique. On en retiendra quelques uns, en toute légèreté, à des lieues des analyses un peu balourdes :
- la scène presque culte de la chaîne sexuelle, avec ses bruitages (Aie ! hé ! ho !), métaphore délirante du monde du travail et aussi de l'industrie du cinéma;
- le passage à tabac de la prostituée Isabelle par quelques maquereaux, vécue par l'intéressée de la façon la plus indifférente;
- l'évacuation de l'anecdote, de la façon de plus efficace et la plus drôle (entre Isabelle et une ancienne connaissance) : "je connais des gens qui cherchent des gens" ... "çà m'intéresse";

Et plus encore peut-être, la fin tragique, avant l'épilogue musical qui rouvre l'espoir (l'ambivalence du titre) : Godard/Dutronc est percuté par une voiture, sa tête heurte le sol et ses dernières pensées, rapportées en voix off détournent à nouveau tous les codes classique, dans le plus pur style Godard : "je ne vais pas mourir, je n'ai pas vu ma vie défiler devant mes yeux.

Chef d'oeuvre, assurément..
pphf

Écrit par

Critique lue 2.3K fois

37
5

D'autres avis sur Sauve qui peut (la vie)

Sauve qui peut (la vie)
MrOrange
8

Vivre sa vie : film en trois tableaux

La renaissance du cinéaste donc, selon Godard lui-même. Et beau retour aux sources, c'est moins abscons même si c'est toujours aussi inintelligible sur le plan sonore, moins pop aussi, mais...

le 31 janv. 2015

10 j'aime

Sauve qui peut (la vie)
JimAriz
8

La civilisation du cul

Ce n'est pas moi mais Pauline Kael qui le dit. Ce n'est pas un reproche, au contraire, Sauve qui peut (la vie) est une bonne surprise. Son "second premier film" qu'il disait. On y retrouve en effet...

le 4 mars 2012

4 j'aime

1

Sauve qui peut (la vie)
YgorParizel
4

Critique de Sauve qui peut (la vie) par Ygor Parizel

Sauve qui peut, c'est le cas de le dire. Une qualité d'image horrible, des ralentis et arrêts sur image minables et une photographie inexistante. De plus le scénario est assez déplaisant, le seul...

le 18 juil. 2014

3 j'aime

Du même critique

The Lobster
pphf
4

Homard m'a tuer

Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...

Par

le 31 oct. 2015

142 j'aime

32

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

Le Loup de Wall Street
pphf
9

Martin Scorsese est énorme

Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...

Par

le 27 déc. 2013

101 j'aime

11