Sorti initialement en 2015 au Japon, il a fallu trois années avant de voir s'exporter Senses en France. Il faut dire qu'il ne faut pas être trop frileux pour éditer un film de plus de cinq heures, entièrement joué par des amateurs et qui est difficile à cataloguer dans le genre "cinéma" tant le traitement fait penser à une série TV ou un documentaire. Diffusé en trois parties en l'espace de deux semaines dans certaines salles de cinéma françaises en mai 2018, le film nous revient quelques mois plus tard dans une superbe édition Blu-Ray/DVD grâce à Arté. Quelques petites anecdotes croustillantes sont apportées, comme l'idée de départ du réalisateur (Ryusuke Hamaguchi) qui lui vient soudainement après avoir interviewé des victimes du tremblement de terre de Tohoku en 2011 qui a été suivi par le gigantesque tsunami et la crise nucléaire. Hamaguchi a été touché par les mots, les gestes et les expressions sincères des victimes qui témoignaient ce jour là, alors qu'habituellement les Japonais n'ont pas pour habitude de se confier aisément. Il a alors compris qu'en se sentant écouter, même les gens conditionnés à garder les choses pour eux étaient capables de partager des choses, de dire ce qu'ils ressentaient au plus profond d'eux. A la suite de cette expérience, il décide de créer des ateliers dans le but de faire travailler des volontaires sur leur communication, leur écoute des autres à travers des exercices physiques ou seulement de longues discussions. S'ensuit alors l'idée de réaliser un film parmi quelques scénarios ou histoires vécues. Senses prend vie et ne cessera d'évoluer au cours de sa réalisation, les lignes principales de son scénario se découvrent petit à petit après de longues discussions entre l'équipe du tournage et les acteurs qui entrent progressivement et naturellement dans la peau de leur personnage. Même si on sent que tous les acteurs ne sont pas forcément dans leur zone de confort, Senses brille spécialement grâce à son quatuor d'actrices toutes plus charmantes les unes que les autres.


Le film de Hamaguchi nous fait directement entrer dans l'intimité de quatre femmes: Akari (Sachie Tanaka), Fumi (Maiko Mihara), Sakurako (Hazuki Kikuchi) et Jun (Rira Kawamura). Elles prennent l'habitude de se rencontrer de temps en temps pour souffler, ces quatre amies inséparables approchent doucement de la quarantaine, apparemment épanouies dans la vie elles se posent tout de même des questions quant à leur avenir. Akari est divorcée et infirmière, elle affiche souvent un visage très strict dû à son travail épuisant qui l'oblige à toujours être sur ses gardes, elle est la plus spontanée et la plus franche du groupe. Fumi est mariée et est commissaire d'exposition, elle est la plus en retrait et ne parle pas beaucoup de ses sentiments ou sa vie privée qui se résume seulement à parler boulot avec son mari. Sakurako est mariée et a un enfant, en l'absence de son mari souvent coincé au travail elle s'occupe de la maison et doit gérer un garçon en pleine crise d'adolescence et une belle mère en froid avec sa fille. Jun est en plein divorce mais le cache à ses amis, c'est la plus souriante du groupe alors que c'est celle qui souffre probablement le plus, notamment à cause de la procédure épuisante et de son mari qui refuse de la laisser partir. C'est avec délicatesse et un naturel saisissant que Hamaguchi dépeint le portrait de ces quatre femmes ordinairement belles et attirantes, dans une société nippone où les femmes sont souvent mises en retrait et rarement valorisée à leur juste valeur. On suit leurs conversations, on les écoute et essaye de comprendre leurs doutes et leurs peurs. On assiste également à l'éclatement du groupe quand l'une d'elle disparaît du jour au lendemain, elles prennent alors conscience que la solitude les ronge petit à petit de l'intérieur mais qu'il est toujours possible de vivre autre chose.


L'œuvre de Hamaguchi dessine doucement les contours d'une société qui peine à communiquer, à prendre le temps de se parler, de s'écouter ou de se toucher sans se juger. Dans la tête des ces jeunes femmes hésitantes et souvent incomprises, on peut également (en tant qu'homme) culpabiliser un petit peu de ne pas prendre le temps de se mettre à leur place, ne serait-ce qu'une minute ou deux. Malheureusement il est très difficile de faire un film de cinq heures en gardant un rythme fluide. La première partie est superbe, notamment le passage avec l'atelier où un groupe apprend à mieux communiquer par le biais d'exercices originaux ou les passages plus ruraux qui nous donnent la chance de s'évader un peu et de profiter des beaux paysages campagnards nippons. La conversation entre Jun et la campagnarde naïve et tête-en-l'air dans le bus offre également de belles anecdotes. La seconde partie, quant à elle, souffre malheureusement de quelques longueurs qui cassent un peu le rythme alors que l'atmosphère du film se refroidit petit à petit. Un petit défaut qui, heureusement, ne détruit pas l'équilibre fragile de Senses, intéressant et enrichissant de bout en bout.

-Jun
8
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le 30 déc. 2018

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-Jun-

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