Sept hommes à abattre par Rozbaum
Si j'ai regardé ce film, c'est d'abord parce que Bazin en parle dans un article de "Qu'est-ce que le cinéma?", dans lequel il émet de prime abord cette précision propre à son temps que son lecteur ne "verra probablement jamais" Sept hommes à abattre. Évidemment, il est difficile de suppléer à ses propres dires, même s'il s'agit moins là d'une critique que d'un exemple d'une certaine situation du western au cours de son évolution.
Je ne peux donc que très peu me permettre de parler de Sept hommes à abattre comparativement à d'autres westerns, aïeux ou contemporains de celui-ci, d'autant plus que ma culture en matière de western est plus que limitée. Ceci dit, après avoir vu Le massacre de fort apache ou encore La chevauchée fantastique - et je ne pense pas qu'il s'agisse ici d'un caractère particulier à Ford - le déploiement me semblait essentiel dans l'esthétique du western. Déploiement de cavalerie, d'indiens, et par eux des grandes batailles occasionnées. En exergue des haches, des balles, des cris, des chevaux, et de tout ce qui virevolte, des amitiés se forment, et des amours, mais d'une espèce si convenue et officielle que les acteurs donnent l'impression de jouer l'union, la désunion, les joies et les tristesses, et qu'en somme tout se produit pour le spectateur, et non pour le film. Pour le besoin de la narration, il faut passer très vite sur le sentiment et l'humanité afin de parvenir plus rapidement au grand spectacle. Le grand spectacle, voilà ce qui jusqu'ici constituait à mes yeux l'acmé du genre. Le western est cette structure qui utilise l'amour comme un écrou, ou comme du sel, parce qu'il s'agit d'une recette. Il faut plaire. Le spectateur crie à tue-tête "la-ba-taille la-ba-taille" comme à table il planterait ses couverts dans le bois en scandant "j'ai-faim j'ai-faim".
Là où Sept hommes à abattre se démarque de cette coutume, c'est dans la solitude du héros. Le sheriff Ben Stride a perdu sa femme à cause d'un hold up, et se retrouve animé par la vengeance et la haine contre les sept bandits responsables du meurtre, et que durant toute la durée de l'histoire il s'affairera à chercher, puis à éliminer. Certes Lee Marvin et un disciple viennent se présenter en acolytes, mais dans un tout autre intérêt : récupérer le magot après que ces sept hommes auront trouvé la mort. Stride escortera un homme et sa femme à travers le dangereux désert du Sud, mais quelles que soient ses alliances, ses troubles, ses imprévus, nul groupe n'est là pour partager son dépit, ni détourner son idée. Dans un autre registre, si les indiens font une apparition, le spectacle de la guerre à la Ford est toujours avorté, soit par le don d'un cheval en échange de laisser en paix Stride et ses accompagnants, soit par une rapide fusillade qui coupe court à tout effet de guerre. Pas de déploiement donc, pas de multitude à la Eisenstein, où l'humanité et la psychologie sont partagées dans une meute : ici Boetticher se focalise sur le singulier.
Cependant, il n'en demeure pas moins que ce film n'a rien d'intellectuel, et que les personnages qui y sont présentés sont - et même outrageusement - communs à tous les archétypes des personnages de western ; Bazin insiste beaucoup là-dessus, et l'idée de le plagier étant loin de moi je ne ferai que le citer : "Aussi le premier émerveillement que nous vaut Sept hommes à abattre tient-il à la perfection d'un scénario qui réalise le tour de force de nous surprendre sans arrêt à partir d'une trame rigoureusement classique. Pas de symboles, pas d'arrières-plan philosophique, pas l'ombre de psychologie, rien que des personnages ultra-conventionnels dans des emplois archiconnus". Il ne s'agit donc pas ici de détourner les codes d'un genre pour donner satisfaction à une intelligentsia quelconque, qu'elle soit friande de psychologisme où d'esthétisme, ce qui donnerait les adjectifs peu enviables au western (et que certains autres arborent malgré tout) d'"esthétisant" ou de "psychologisant". Au contraire ici, c'est le concret qui domine. Les chevaux qu'il ne m'a été donné que d'apercevoir en hordes dans d'autres western sont ici d'une toute autre importance visuelle, à tel point que Bazin parle d'une "photogénie du cheval". Les paysages ne sont plus un arrière plan, mais véritablement un lieu où s'ancrent les personnages, et dont les couleurs donnent un ton qui nappe les caractères et la narration de la manière la plus cohérente qui soit. Le travail sur la nature est tel qu'il me semble parfois être devant un Renoir (impression peu commune au visionnage d'un western), notamment dans la scène du lac, où l'eau est un véritable miroir liquide dans lequel Randolph Scott tantôt lave la crinière blanche de son cheval, tantôt scrute entre les branches d'une fourrée les mouvements de brasse d'une Gail Russel si belle et érotique que Bazin la confond dans son ouvrage avec Janet Gaynor. Il y a véritablement ici un appesantissement sur la beauté simple des choses, une rage que le cours d'un voyage et toutes les rencontres qu'il suscite, apaise. Des tensions qui se forgent dans la jalousie la plus naturelle entre deux hommes sur les conceptions desquels il n'est aucun besoin de s'étaler pour comprendre qu'elles divergent. La colère virile, c'est un poing, une table renversée par un coup de pied, mais pas de beuglement, juste ces regards posés, un peu vitreux, ces faiblesses qui s'assument dans des personnages pourtant fabriqués de toute pièce, mais dont le trait particulier est d'être au-delà de la narration. Voilà ce qui rend chacun attachant, voilà ce qui évite tout manichéisme, qui rend plus crédible la tragédie d'un meurtre, plus sensé un amour impossible. L'inexpressivité, surtout de Randolph Scott, et sur laquelle insiste aussi Bazin, rend compte de pensées et de sentiments éprouvés (notamment lors de la scène du lac), avec plus de netteté qu'aucune mine théâtrale. S'il y a un maître mot à retenir de ce film c'est "simplicité", et c'est ce qui à mes yeux le rend supérieur à tous les westerns que j'ai pu voir jusqu'ici.
Bref, je ne dévoile pas davantage la matière de ce très beau film qui me réconcilie avec le western, et j'encourage vivement les amateurs comme les détracteurs du genre à le voir. C'est une perle humble noyée dans l'océan des block busters artificiels de l'époque.
"Voilà bien en effet le western le plus intelligent que je connaisse mais aussi le moins intellectuel, le plus raffiné et le moins esthète, le plus simple et le plus beau." A.B
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