Mon ami Wilson.
Avant de se concentrer pendant un moment à la promotion de la motion capture, avec plus ou moins de réussite, Robert Zemeckis achevait le vingtième siècle avec cette relecture de "Robinson Crusoe",...
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le 7 juil. 2013
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Je commencerai par une confession qui fait seuil et qui, étrangement, dit tout du film. La première fois que j’ai vu Seul au monde, je n’étais pas seul par choix mais par conséquence. Un désaccord anodin m’avait séparé de mes amis qui, ce soir-là, avaient préféré Le Placard de Francis Veber. Avant cela, l’idée d’aller voir un film seul m’était presque hérétique. Le cinéma m’apparaissait comme une activité collective, une petite fête partagée. Ce refus d’être du même avis que les autres m’a donc laissé une place vide au milieu de la salle et je m’y suis assis, sans calcul, comme on s’assoit devant un feu qu’on n’allait pourtant pas rallumer. Le film commença. Il n’y eut plus ni bruit ni conversation, seulement l’extension d’un paysage et la présence : Tom Hanks, un sac, une île, et ce cercle qui se refermait autour de moi et du film. J’en suis sorti changé. J’ai pris une claque. J’ai découvert que l’on pouvait aller seul au cinéma et y voyager sans autre médiation que le plan et le son. Vingt-cinq ans ont passé depuis cette séance. J’y suis retourné des milliers de fois, toujours parfois accompagné, souvent seul, suivant une règle simple que je résume sans détour : si tu veux venir, tu es le bienvenu ; sinon j’irai voir le film tout seul. L’ironie a du goût : j’ai érigé en principe l’habitude d’aller seul au cinéma à partir d’un film dont le titre proclame la solitude.
C’est sans doute dans cette expérience singulière que tient l’un des mérites essentiels de Seul au monde. Le film de Robert Zemeckis ne se contente pas de raconter l’isolement comme un thème ; il construit une phénoménologie de la solitude. Il compose l’espace comme une prison et comme une vaste liberté, et il module le temps selon des courbes qui fragmentent l’identité du personnage. Le dispositif cinématographique prend alors la forme d’un instrument acoustique et visuel qui rend perceptible non seulement la survie physique mais la survie narrative, la façon dont un sujet se réinvente par l’usage d’objets et la création de rituels.
La mise en scène organise une dialectique continue entre l’avant et l’après. Les premiers plans du monde organisé, quasi chorégraphié par la logistique globale, nous ancrent dans une économie des flux. Ces images, précises, presque documentaires, travaillent par enchaînements rapides et par figures de montage qui célèbrent l’efficacité. Puis le crash et l’abandon déplacent la grammaire filmique. Le récit abandonne l’horloge des correspondances pour une temporalité géologique. Là se révèle la virtuosité discrète du film : Zemeckis, qui n’est pas un cinéaste de franges minimalistes, choisit l’épure et l’observation prolongée. Il accorde au plan le temps d’exister, il permet que la caméra, parfois distante, parfois proche au point d’en être intruse, capte la succession des gestes les plus élémentaires.
Tom Hanks n’offre pas seulement une performance ; il met son corps au travail comme un instrument expressif. La transformation physique n’est pas une exhibtion de méthode mais un relevé chronologique du temps sur la chair. La métamorphose sert de jalon au montage. Chaque cicatrice, chaque écorchure, chaque dépouillement vestimentaire dit le temps qui passe mieux que toute voix off. Hanks réussit à rendre audible le silence du personnage. Il dialogue avec l’absence en inventant des rituels, et l’objet le plus anodin, la balle Wilson, devient interlocuteur, reflet et conscience projetée. Wilson n’est pas une astuce comique ; c’est un point d’équilibre dramatique, un écran sur lequel se projettent les affects du naufragé. L’usage de cet inanimé anthropomorphisé ouvre une fenêtre sur la psyché du protagoniste et permet au film de jouer de la dialectique entre l’objet comme relique et l’objet comme personnage.
La photographie opère un basculement fréquentiel. Les cadres d’avant la catastrophe sont nets, souvent serrés sur des signes de l’ordre social. Sur l’île, l’échelle s’ouvre. Les plans larges révèlent la vacuité et l’immensité, la profondeur de champ devient une mesure de l’abîme. Don Burgess, par son cadrage, capte des rapports de forces entre l’homme et l’espace : l’être au milieu d’une géometrie qui ne lui offre ni repère ni confort. L’étalonnage, tout en privilégiant des teintes naturelles, refuse la pittoresque facile ; la lumière sur l’eau, la manière dont le soleil ronge la couleur, restituent un réel qui n’est pas romantique mais radicalement physiologique.
Le montage, mesuré, fait des ellipses une stratégie narrative. La compression temporelle n’est pas seulement une nécessité pratique ; elle est une manière de rendre la subjectivité fragmentée. Certaines séquences procèdent par accélérations et par ruptures, d’autres au contraire s’allongent jusqu’à l’épreuve. Le film sait ménager des respirations, sait installer des plans-séquences ou des raccords fondés sur la matière sonore plus que sur la continuité visuelle. La bande-son devient lieu de projection. Alan Silvestri compose un thème qui n’envahit pas mais qui surgit, lorsque le cinéma doit nommer l’émotion. Le choix d’une musique parcimonieuse est judicieux : elle préserve la souveraineté du silence, ce silence qui, ici, contient autant que la parole.
Sur le plan diégétique, le film déplace le topos classique du Robinson vers une lecture anachronique de la modernité. Il ne s’agit pas d’un retour à la nature dans une idéalisation nostalgique. Au contraire, l’île est colonisée par des reliques de notre monde globalisé. Les colis échoués, les accessoires manufacturés, tous ces objets dérivés du commerce transforment l’île en musée délaissé de la consommation. Le film nous fait rencontrer la modernité comme un vestige, et la survie se joue en grande partie autour d’un recyclage créatif des choses. Cette économie des objets, ce régime d’usage, dessine une théologie morale non dogmatique : l’homme mesure son humanité à la façon dont il nomme et préserve.
Je dirai toutefois que la résolution du film n’échappe pas à une tentation de consolation. Lorsque la machine narrative remet le personnage dans le monde et qu’il retrouve la courbure des lois sociales, une partie de la fable se mue en un conte de reunion et de choix. Le dernier quart du film cherche à reterritorialiser la solitude dans des formes attendues de réintégration. Là se glisse une certaine fragilité : après l’épreuve radicale, le cinéma se tourne vers un raccourci psychologique qui apaise ce qu’il a mis en crise. La scène de l’échange avec le destinataire du colis, la rencontre fortuite, le plan symbolique de la route, ont quelque chose d’un compromis entre la grandeur mythique et le désir de finir la fable. Cette inclination vers la séduction du happy end ne disqualifie pas le film mais en atténue parfois la radicalité. Zemeckis, qui sait filmer l’isolement avec une intensité presque clinique, cède parfois au sentiment qui rassure le spectateur et rhabille l’extrême expérience d’un vêtement moral d’une simplicité qui peut déranger les puristes de la déprise.
Pourtant, même ce défaut apparent participe d’une honnêteté : Seul au monde n’est jamais un manifeste théorique. Il est d’abord une expérience qui pose des questions sur la manière dont l’être raconte sa survie. Le film utilise la contrainte dramatique pour montrer comment l’existence se recompose autour de gestes quotidiens. Les choix esthétiques — le recours au plan fixe, la valorisation des gestes manuels, la construction d’un personnage par ses routines — traduisent une conviction profonde : la narration peut se construire par l’affectation du quotidien. Le spectateur se retrouve invité à prendre part aux rituels, à appréhender la lente re-annexion du sujet au monde par le truchement d’objets et de gestes.
Sur le plan historique, Seul au monde tient une place singulière dans la filmographie de son auteur et dans le cinéma mainstream des années 2000. Zemeckis, cinéaste habitué aux effets et aux architectures numériques, signe ici une œuvre qui privilégie l’économie des moyens et l’intériorité performative. Ce déséquilibre entre le réalisateur attendu et le film réalisé explique peut-être la force du résultat : il y a dans ce film une humilité nouvelle, comme si la virtuosité technique se retirait pour laisser la mise en scène épouser une nécessité dramatique. C’est une leçon pour le cinéma commercial : la capacité à surprendre tient parfois à la discipline de l’ellipse et à la foi dans la présence de l’acteur.
Ce que je conserve de Seul au monde, au-delà de sa fable, c’est une leçon de regard. Assis seul dans cette salle il y a vingt-cinq ans, j’ai appris à écouter un plan comme on écoute un interlocuteur. J’ai compris que le cinéma peut être une conversation à huis clos entre l’écran et soi. Le film m’a donné une habitude qui n’a cessé de produire d’autres rencontres. En me rendant au cinéma seul, j’ai accepté que le spectacle fût d’abord une intimité publique, et j’ai découvert, par la pudeur d’une scène où l’on fabrique un feu, une vérité simple : certaines œuvres demandent d’être tenues à part, comme un colis précieux qu’on ouvre à la lumière d’une lampe.
Je terminerai sans le recours aux formules convenues, par une image. Si Zemeckis a su filmer la dérive et la renaissance d’un homme, c’est parce qu’il a compris que la solitude ne se résout pas en morale mais en paysage. Seul au monde est ce paysage qui nous apprend à regarder autrement, à faire du regard un acte de survie. Je le revois encore parfois, non comme une pièce finie mais comme une constellation d’instants où la camera, plus qu’un outil, devient un instrument de mémoire. Là, dans l’obscurité d’une salle vide ou pleine, je me rappelle pourquoi je pars seul regarder les films : pour rencontrer, à l’écart des compagnies, des œuvres qui, comme un dernier colis, arrivent et s’ouvrent.
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le 5 sept. 2025
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Avant de se concentrer pendant un moment à la promotion de la motion capture, avec plus ou moins de réussite, Robert Zemeckis achevait le vingtième siècle avec cette relecture de "Robinson Crusoe",...
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le 7 juil. 2013
63 j'aime
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"Seul au monde" c'est l'histoire de Robinson Crusoé, sauf que Robinson a un sens du devoir qui dépasse l'entendement (et tout sens logique) et que Vendredi est un ballon de Volley. Évidemment si...
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le 1 avr. 2014
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Ce film semble d'abord avoir été conçu dans le but d'offrir sur un plateau un nouvel Oscar à Tom Hanks qui incarne un Robinson Crusoë moderne, et c'est vrai qu'il livre une grande performance, il est...
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le 14 déc. 2017
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Il y a des films qui ne se contentent pas de dérouler une intrigue ; ils font entendre un pouls, ils politisent le rythme. Une bataille après l’autre procède ainsi : il impose une cadence qui n’est...
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le 24 sept. 2025
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Je vous écrirais bien une critique sur Fight Club, mais je n'en ai pas le droit.
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