L’épineuse question de la représentation, inhérente à toute œuvre d’art, prend tout son sens lorsqu’il s’agit de construire un récit dont l’ambition se voudrait documentaire ; c’est là que se fourvoyer est le plus facile, et que le faux s’exhibera à chaque seconde.
Pour son premier long métrage, Jean-Bernard Marlin pose donc une base naturaliste qu’il veut la plus authentique possible : la jeunesse miséreuse de Marseille, l’échec des foyers et l’expérience du proxénétisme, dans un récit initiatique sur les rails du grand banditisme.
La première réussite, indiscutable, se définit à l’aune d’un critère crucial, celui du langage. En recourant à des comédiens non professionnels tous issus du milieu en question (certains sortis fraichement de prison, d’autres y retournant chaque soir), le réalisateur s’assure d’une cohérence à toute épreuve. Le jargon, l’accent, la vivacité des échanges nimbent immédiatement d’une force incroyable, et permettent assez rapidement une mise au diapason d’un monde dont on va comprendre les codes, et partant, des individus pour lesquels une empathie va pouvoir se construire.
Il ne s’agit évidemment pas de porter un jugement, ni même de déterminer des camps. La ville est une jungle, avec ses limites et ses chefs de meute, un protocole et une posture. On apprend vite, on y croit, on se casse les dents, on vire de trajectoire ou on repart à l’assaut. Tout, dans ce film, se comprend et se vit : la rage de celui qui encaisse, les débordements d’un homme encore enfant, ou sa naïveté indexée sur une sensibilité mise à vif par les lois trop radicales d’un monde sans pitié.
Fort de cette authenticité, Marlin décide de quitter la chronique documentaire pour mener son récit vers un genre plus romanesque, flirtant avec le cinéma d’un Audiard et son amour pour les gangsters. A la différence près que la finesse de ton à l’œuvre dans l’établissement de son univers restera toujours de mise, loin des excès poussifs de son ainé. Nul voyeurisme, alors que le sujet s’y prête particulièrement, une précaution presque pudique qui permet de laisser, dans toute circonstances, leur humanité à des personnages qui pourtant se perdent, à leurs propres yeux comme à ceux des autres. La mise en scène épouse cette ambition de quitter le cadre strict du documentaire, avec une part belle faite aux lumières, dans les belles scènes de nuit, lors du tabassage par les Bulgares, écho au lapin lumineux avec lequel dort Shéhérazade et qui zèbre la nuit d’un espoir un peu trop tapageur pour être pleinement crédible.
La question du langage se poursuit et enrichit considérablement une intrigue qui fait la part belle à la tension d’un engrenage inéluctable et aux dilemmes qui en découlent forcément : il s’agit, pour Zach, de déterminer qui il est : un caïd ou un fils, à la faveur d’un superbe plan séquence dans l’embrasure d’un appartement pour se finir dans le miroir donnant sur le palier ; au carrefour des lieux comme de sa vie, le jeune homme n’est pas face à des opportunités : on l’abandonne. Et le questionnement de se poursuivre face à la rencontre de l’héroïne éponyme : cette jeune fille est-elle une pute ou sa compagne ? La question se posera aussi face à la colocataire (travelo dégénéré ou être humain ?) et la mère (protectrice ou complice ?), qui le renverra à une autre appellation gravissime, et qui peut valoir son arrêt de mort, celle de « balance ».
C’est ici, en réalité, que se cristallise le récit initiatique : donner les noms justes aux individus, et apprendre à mettre en mot ce qui ne se dit pas. Le cinéaste était déjà parvenu, d’emblée, à faire surgir la vérité au sein d’une parole pourtant étrangère à bien des spectateurs. Il s’agit maintenant de la faire découvrir et formuler par les personnages eux-mêmes. C’est le sens de cette formidable séquence de dénouement, dans un bureau du tribunal, où le fossé entre les langages (celui de l’administration, et de l’instruction) passe du choc frontal à l’émergence d’une rédemption possible.
Le prix à payer sera bien plus que verbal, mais les directions prises à l’issue de cette étape fondatrice auront enfin un sens : elles auront été verbalisées.
(8.5/10)