Le mythe de Gojira, ou Godzilla pour le commun du public, n’est pas près de s’éteindre : comme en atteste la palanquée de long-métrages (et ses nombreuses déclinaisons dans d’autres formats) lui étant dédiés, y compris encore aujourd’hui à la faveur d’une actualité « propice », le plus célèbre des kaijūs a encore de beaux jours devant lui. Si le marché occidental s’est déjà emparé du monstre reptilien avec plus ou moins de réussite (Emmerich s’était royalement planté, a contrario d’un Edwards inspiré), c’est du côté du Japon qu’il faut se pencher pour bien saisir la nature et l’envergure de cette icône de la culture populaire.
Shin Gojira, paru en 2016, illustre d’ailleurs à la perfection les racines et la pérennité du géant, et ce malgré son statut de reboot succédant à pas moins de vingt-huit films : car Godzilla conserve encore et toujours une pertinence outrepassant le simple cadre du divertissement titanesque, qu’il s’agisse de ses fondations traumatiques, ses sujets écologiques et la satire d’un politique impuissant. En effet, si le spectre cuisant (le mot est faible) des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki se pose comme une évidence, la plus récente catastrophe de Fukushima (et les ratés gouvernementaux associés) confèrent au récit une modernité exacerbant son propos.
Le tour de force de Shin Gojira est d’ailleurs de bouleverser avec efficacité le spectateur de tout horizon, tout un chacun étant à même de percevoir l’envergure du malaise nippon. Entre métaphore historique et thématique, le long-métrage de Hideaki Anno et Shinji Higuchi est donc une réussite à bien des titres : d’abord sur le plan du spectacle pur, celui-ci faisant des miracles avec un budget des plus modestes, ensuite avec ses différentes grilles de lecture, qui évoqueront à n’en plus finir les points susnommés. Avec sa patine forcément fantastique, les composantes « atomiques » de Godzilla faisant de lui un quasi-dieu, le film réalise pourtant la prouesse d’imposer une certaine forme de réalité saisissante, comme s’il ne se dérobait pas aux implications logiques d’un tel chaos (comme pourrait le faire une production hollywoodienne lambda).
Paradoxalement, nous aurions pu retenir de ses réunions et dialogues à profusion une veine anti-spectaculaire, voire carrément souffrir d’une telle avalanche procédurale : c’est néanmoins le contraire qui se produit, l’échec à tous les niveaux de la bureaucratie imposant un rythme aussi effréné qu’oppressant, parfait complément de cette même empreinte apocalyptique. Entre satire et pessimisme, Shin Gojira rend ainsi parfaitement compte de l’impotence des décisionnaires (si tant est qu’ils prennent des décisions) et de la fragilité des (infra)structures humaines : ajoutez-y enfin la mise en branle d’une géopolitique cruelle, oscillant entre réalisme et hypocrisie, et vous obtenez les ingrédients d’un étau polymorphe et suffocant.
Nous sommes donc bien loin des moutures étasuniennes, la Tōhō exploitant le plein potentiel de son kaijū fétiche dans un écrin autant moderne que traditionnel : une bonne claque en perspective, doublé d’une unicité parachevant le visionnage du spectateur occidental (ou du moins peu familier de son parcours au pays du Soleil-Levant). Un divertissement très réussi en somme, pourvu d’une noirceur consommée qu’il contrebalance avec doigté grâce à la relève des nouvelles générations… mais qu’ils ne se leurrent pas (et nous avec) : le genre humain demeure en sursis.