Il n'est point nécessaire d'être cinéphile pour connaître sur le bout des doigts ce qui représente encore aujourd'hui le sommet de la peur en matière de cinéma d'épouvante (à égalité peut-être avec « Massacre à la tronçonneuse » de Tobe Hooper, réalisé six ans plus tôt). « Shining » est l'adaptation du roman éponyme de Stephen King, assez médiocre au niveau du style, efficace et mouvementé quant à son intrigue et ses divers rebondissements narratifs. Kubrick s'en empare pour se le réapproprier immédiatement, en jouant avec les différents motifs de récits mais sans en respecter les enjeux, et en en inventant d'autres. Ce qui eu pour effet d'énerver le chef d'entreprise littéraire, qui réalisa lui-même et pour se venger de Kubrick une pathétique version de « Shining » en téléfilm, est justement l'intérêt du labyrinthe mental concocté par le cinéaste anglais. Car Kubrick a complètement détourné le roman pour se concentrer sur le personnage de Jack Torrance et son univers mental torturé. Si King se concentrait d'avantage sur les pouvoirs paranormaux de Danny, l'enfant-lumière, Kubrick préfère creuser la schizophrénie du père, interprété magnifiquement par un Jack Nicholson au sommet de son art, beaucoup plus intéressante à ses yeux que les conversations d'un petit bonhomme avec l'au-delà. Kubrick travaille sur des motifs, et c'est un terme que l'on peut aussi entendre dans sa signification géométrique, nous permettant alors de considérer « Shining » comme un film plastique, un film abstrait, et les conflits ne seraient plus entre personnages mais entre les lignes de fuite, les perspectives et les symétries. Danny, l'enfant, peut alors regagner toute son importance, non plus diégétique, mais en tant que vecteur spatial, grand ordonnateur d'abscisse et d'ordonnée. En se baladant inlassablement sur son tricycle en plastique, en étant le seul élément en mouvement dans ces immenses couloirs déserts, en étant le seul élément sonore (les roues du tricycle passant du parquet au tapis puis au parquet) dans un environnement redoutablement silencieux, Danny devient le double de Kubrick : celui qui ordonne et définit l'espace cinématographique. Autre exemple frappant : le labyrinthe de haies végétales. En allant d'abord s'y promener avec sa mère, Danny s'approprie l'espace tout en le révélant au spectateur : il faut tourner à gauche puis à droite puis à gauche avant de pouvoir s'en extraire. S'extraire du labyrinthe, mais aussi s'extraire des pattes paternelles, symboliquement mais surtout physiquement lorsque Jack Torrance, devenu totalement fou n'aura plus qu'une idée en tête ; celle de tuer sa progéniture. Danny, intelligent, conduira son père dans des méandres végétaux enneigés desquels il pourra s'extirper, ayant à l'avance repéré les lieux et bâti son trajet. La mort du père comme porte de sortie. Un père qui, comme Kubrick à pris grand soin de nous le montrer pendant les deux heures et quelques de ce fascinant long métrage, n'est pas un personnage de trajectoire, mais de symétrie, de renfermement sur lui-même, de boucle, ourobouros absolu, serpent se mordant la queue à l'infini. Soi-disant écrivain, Jack Torrance aura passé ces longs mois d'hiver à taper inlassablement la même et unique phrase sur sa vieille machine à écrire. Dans des décors que Kubrick a agencé afin d'obtenir une sensation de symétrie parfaite, Jack Torrance est seul et, littéralement, tourne en rond, avant que ce ne soit à son esprit d'effectuer la même circonvolution. Nos deux formes géométriques sont maintenant clairement définies : un père qui tourne en rond en créant un cercle parfait, une bulle protectrice et étouffante, un fils qui avance droit comme un vecteur au sein de cette bulle et qui, en continue d'avancer de plus belle lorsque la bulle rétrécit et que l'air s'y fait rare, finit logiquement par la crever et s'en extraire.
De là à dire que « Shining » n'est qu'une histoire de lignes est exagéré car cela réduira ce formidable objet filmique à une simple analyse formelle. Il y a autre chose dans « Shining », il y a de la chair (en train de pourrir dans des baignoires), il y a du sang (qui dévale violemment des ascenseurs), et il y a surtout de la peur, à son sens le plus premier. C'est la savante gestion de cette peur, magnifiquement mis en scène et, on ne le dit pas assez, splendidement mis en sons grâce à des silences aussi longs inquiétants et des musiques additionnelles empruntées aux répertoires de Ligeti et de Penderecki, qui transforme « Shining » en chef d'œuvre absolu. On peut le voir dix fois, vingt fois, on aura toujours aussi peur. Le sentiment d 'angoisse ne provient pas des événements racontés, mais de la manière de les agencer dans l'espace et dans le temps.
FrankyFockers
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le 23 avr. 2012

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