Sommes-nous les patients du film ? [Spoils]

De nombreuses analyses ont été écrites sur Shutter Island et j'ai été surpris de voir à quel point elles sont convergentes pour un film qui me parait si complexe.


Memento


Connaissant d'avance une partie de l'intrigue et du twist lors de mon premier visionnage, je me suis appliqué à déceler au long du film les indices laissés par Scorcese pour mener mon propre jeu de piste.
Très rapidement, on comprend le film n'a pas qu'un seul niveau de lecture. Les réactions des personnages semblent souvent irréalistes, or rien n'est laissé au hasard pour un film de cette ampleur; c'est qu'il y a un sous-texte à comprendre.
Grand fan de Memento de Christopher Nolan, film que je trouve diablement intelligent, j'ai ici retrouvé de nombreuses similarités mais je ne vais pas trop m'y étendre pour ne pas révéler l'intrigue de deux films en une critique. Ce que je peux simplement développer, c'est que le thème du conditionnement psychologique est central dans Memento : dans un réflexe de défense, un individu peut se conditionner lui-même c'est à dire bâtir de toute pièce un monde mental fictif dans lequel il va vivre pour ne pas avoir à supporter la réalité. Il se fait croire à lui même un mensonge. Vous remarquerez déjà que le thème du réflexe de défense arrive très tôt dans Shutter Island, dans des réflexions du Dr. Naehring.
Sans aller beaucoup plus loin, la question du changement d'identité pour échapper à la culpabilité est également un thème que l'on retrouve dans Memento, et qui semble être le cas dans Shutter Island.
L'analyse répandue de Shutter Island est qu'Andrew s'invente l'identité de Teddy afin d'oublier le meurtre de sa femme, elle-même malade psychiatrique et meurtrière de leurs trois enfants. Teddy = Andrew, il est bien le 67ème patient du centre, son collègue Chuck est en réalité le Dr. Sheehan, et Rachel Solando n'existe pas. On apprend tout cela grâce à un twist final bien orchestré, puis Andrew retombe (ou non) dans le déni et dans ses constructions, fin du film.


Le spectateur est-il le patient 67 ?


Pour moi, cette version de l'histoire est très probable et elle nous est religieusement expliquée à la fin du film.
Cependant, pendant les deux heures que dure Shutter Island, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que de nombreux détails suggèrent qu'il existe un troisième niveau de lecture.
À la manière d'un C. Nolan dans Memento ou Le Prestige, Scorcese s'amuserait alors à piéger le spectateur en le plaçant en sujet de son film, en le conditionnant à croire à son histoire, à l'explication qui nous est servie dans les dernières minutes. Je pense qu'un peu d'honnêteté nous pousse à reconnaitre que beaucoup de détails de l'histoire sont étranges, pour ne pas dire illogiques, et pourtant on termine le film en se disant que tout se tient, on a finalement nous même été convaincu par les psychiatres, car ce sont bien les Dr. Cawley et Dr. Sheehan qui racontent la "vraie" histoire à la fin du film, ensuite vécue (revécue ?) mentalement par Teddy/Andrew.
Et il est intéressant de se rappeler que nous voyons tout le film à travers le point de vue de ce personnage, lui-même fou ou alors manipulé, selon les interprétations. Comment dans ce cas être sûr de ce qui nous est raconté ?
Demandez-vous également que si Rachel Solando n'existe pas, combien de patients y a-t-il dans l'hôpital ? 66, en comptant Andrew. Alors, qui est le 67 ?


Le réel existe-t-il dans Shutter Island ?


Je ne dis pas ici que l'interprétation commune du film (qui est plus qu'une interprétation car le film fait bien plus que la suggérer, il va absolument dans ce sens) est fausse, mais qu'il existe peut-être un niveau de lecture supplémentaire.
Au début du film, on nous explique que Rachel Solando vit dans un monde qu'elle s'est construit. Sa cellule est son salon, les infirmiers des visiteurs. Le film postule donc dès les premières minutes qu'il est possible qu'un personnage crée de toutes pièces un monde fictif, superposé au réel. On revient ici à ce que je disais précédemment à propos de Memento. Il advient donc de se demander si Teddy/Andrew ne crée pas lui-même un monde fictif au-delà de sa fausse identité.
L'île de Shutter Island existe-t-elle ? La prison d'Ashecliffe existe-t-elle ?
Si l'on postule que non, alors tout ce que nous voyons est en réalité le processus mental du personnage principal, un héros tourmenté et malade en lequel s'affrontent des émotions, des pulsions, des convictions.
En d'autres termes, il n'y aurait pas un doublement d'identités (Teddy = Andrew) mais une multiplication, car tous les personnages principaux (en dehors de sa femme et des enfants) seraient une part de sa personnalité. Tous ces personnages seraient dans l'esprit de Teddy en train de s'affronter dans sa quête de vérité, dans sa recherche de lucidité, et Ashecliffe ne serait qu'un lieu inventé, rêvé, pour donner cours à ses divagations mentales.


Pour étayer un peu plus cette ligne de lecture du film, voici quelques éléments qui m'ont marqué pendant mon visionnage. À l'heure où j'écris cette critique, beaucoup d'éléments me laissent encore songeur donc je me contenterai de suppositions, de remarques, sans fournir d'explication construite et ordonnée.
- Le personnage de Chuck est l'incarnation de la bienveillance. Il est l'ami qu'on aimerait tous avoir, à l'écoute, aidant, il n'hésite pas à se mettre en danger pour que Teddy puisse avancer dans sa quête personnelle. Certes cela a du sens si Chuck est le docteur en charge de Teddy/Andrew, mais pour moi il peut également incarner la bonne conscience d'Andrew. D'ailleurs, lorsqu'ils se séparent au moment à Andrew pénètre dans la zone C, c'est bien à ce moment qu'Andrew va plonger dans la folie et la paranoïa.
Autre détail sur Chuck : sa fausse mort. Quel intérêt cette mort aurait-il dans le cadre de l'expérience psychiatrique menée sur Andrew ? Mais surtout, Andrew laisse Chuck très peu de temps seul, lorsqu'il revient il trouve une cigarette qui finit de se consumer au bord du précipice, et Chuck en bas, faisan semblant d'être mort. On voit ensuite tout le mal qu'à Andrew (pourtant extrêmement vif et habile physiquement) pour y descendre, bien plus de temps qu'il en faudrait à une cigarette pour se consumer, et le corps n'y est plus; volatilisé. Et Andrew ne se rend compte de rien alors qu'il descend la falaise. Le fait que Sheehan/Chuck ait feint sa mort est finalement très improbable, alors que si ce personnage représente la bonne conscience d'Andrew, cette mort prend beaucoup plus de sens car dès la mort de Chuck, Andrew perd vraiment le contrôle et va se mettre à délirer et agir violemment. La réapparition de Chuck/Sheehan à la fin a également du sens car il représente le bon côté d'Andrew, qui lui dit de se calmer, d'accepter la vérité (meurtre de sa femme et décès de ses enfants), en compagnie de Cawley.
- Cawley : la figure de la science, la raison. Andrew s'en méfie parfois, mais à d'autres moments il lui fait confiance. Dans son état psychiatrique, ce personnage représente peut-être cette voix qui le guide à accepter sa folie pour la guérir, pour sortir de cette multiplication de personnalités. Comme pour Sheehan, il y a des incohérences avec ce personnage à plusieurs reprises, notamment à la fin car il apparait presque par magie dans le phare et est au courant de tout ce qu'a dit ou fait Andrew, même lorsqu'il était seul ou uniquement avec d'autres patients. Comment pourrait-il savoir tout cela s'il n'était pas lui-même Andrew ?
- Le phare : à vérifier mais la première fois qu'on le voit il est en hauteur alors qu'à la fin il est clairement en contrebas de l'île. Suggestion que cette île est une invention mentale ?
- Andrew Laddies, le pyromane : il est clairement établi que Teddy est Andrew donc je ne m'y attarderai pas, toutefois quelques éléments supplémentaires. Avez-vous remarqué que quand Andrew apparait en rêve à Teddy, il a une cicatrice en travers du visage, il est défiguré ? Etrange coïncidence, le premier patient qu'interroge Teddy a défiguré une infirmière, et Teddy s'énerve de manière disproportionnée contre lui, volontairement pour le faire craquer et le faire souffrir comme s'il souhaitait se venger. Y aurait-il un rapport ? Autre point : Andrew est pyromane. Teddy craque un grand nombre d'allumettes dans le film et il suffit de regarder l'affiche pour faire le lien. Andrew serait pour Andrew son aspect sombre, celui qui a tué sa femme.
- George Noyce : le prisonnier qui était en zone C, est sorti puis s'est refait interner. Rien que cela ne vous parait-il pas étrange ? Comme un prisonnier de la zone de haute sécurité peut-il en sortir au bout d'un an seulement ? Par quel miracle Teddy le retrouve-t-il ? Comment est-il si lucide après son retour en internement et ce qu'il semble avoir subi ? Pour moi, c'est un des personnages dont l'invention est la plus probable, de part son histoire. C'est le premier personnage que Teddy rencontre lorsque Chuck (bonne conscience) l'abandonne. George est en fait un passeur, un point de bascule. Il pousse Teddy à accepter qu'il est Andrew, il essaye de lui faire accepter sa part de noirceur.
- Rachel Solando, dans la caverne : C'est peut être une sur-interprétation, mais cette caverne (ajoutée à un tableau dans le bureau du Dr. Cawley) me fait penser à la caverne de Platon. L'obstacle vers la connaissance, le lieu où les hommes (ici Teddy) observent des ombres et pensent voir la réalité, alors que par définition l'ombre n'est qu'une projection de la réalité. Le personnage de Rachel est la paranoïa de Teddy. C'est elle qui le pousse à croire au complot sur l'île. Teddy lui fait une confiance aveugle, elle le berne complètement. Dès qu'ils se rencontrent, il lui demande de montrer ses mains pour voir si elle est dangereuse, elle montre un couteau mais Teddy a la réaction inverse de ce qu'il devrait faire : il jette sa propre arme (une pierre) et s'assoit tranquillement, alors que Rachel a toujours le couteau en main. Elle le pousse à ne faire confiance à personne, c'est bien sa folie paranoïaque incarnée.
- Le directeur : il représente assez clairement la violence de Teddy et veut le convaincre de s'y abandonner, de s'y résigner.


Conclusion


Je pense qu'on pourrait mener l'analyse plus longuement, mais je pense que ces quelques éléments sont un bon début de piste pour vos propres réflexions, et pour considérer que Shutter Island offre un niveau de lecture encore supérieur à celui du twist final, en faisant un film extrêmement complexe car le spectateur ne peut se fier à ce qu'il voit, mais terriblement intéressant.

VincentLafeuill
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le 26 janv. 2018

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